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— Voulez-vous donc, monsieur, que l’église laisse discuter à côté d’elle le principe même de son existence, et qu’elle écoute patiemment toutes les folies et les aberrations qu’il plaît d’inventer à ce que vous appelez la raison ?

— Pourquoi pas ? Puisque l’église se croit en possession de la vérité, qu’a-t-elle à craindre de l’erreur ? Pourquoi ne vivrait-elle pas de nos jours, comme elle a toujours vécu, de luttes et de discussions !

— Mais nous ne repoussons pas la discussion, me répondit l’ecclésiastique avec vivacité, nous l’admettons sur toutes les questions qui ne sont pas du domaine de la foi ; il n’y a que les francs-maçons qui prétendent le contraire, et qui ne veulent aucune limite à la puissance de l’esprit.

— J’ignore ce que vous entendez par cette qualification de franc-maçon : mais si cela voulait désigner des esprits éclairés et indépendans qui respectent la liberté de l’église et son autorité morale, tout en repoussant sa tutèle intellectuelle, je vous avertis que la France est remplie de ces esprits-là, et que l’œuvre du XVIIIe siècle est irrévocablement accomplie. Permettez-moi d’ajouter que le catholicisme s’est engagé dans une voie dangereuse. Il me semble que nous sommes arrivés à une période historique qui a beaucoup de rapports avec celle où vivait Julien dit l’Apostat : on veut l’impossible, et tout pourrait bien s’écrouler sous de vains efforts pour donner la vie à ce qui n’existe plus. Alors, monsieur l’abbé, l’église serait bien heureuse de trouver ces libres esprits contre lesquels elle n’a pas assez d’anathèmes aujourd’hui, esprits modérés et sages, tout prêts à n’épargner aucun effort pour la protéger contre la démagogie triomphante, qui ne veut pas plus du christianisme que du catholicisme.

Basta, vedremo, me répondit l’abbé avec un sourire malin qui m’apprit que j’avais eu le plaisir de m’entretenir avec un jésuite italien, c’est-à-dire avec un homme de parti, un virtuose du pouvoir.

J’étais arrivé à ma destination, à Crefeld, presque sans m’apercevoir de la longueur du chemin. Je fus accueilli avec courtoisie par un amateur de la ville, M. Schramm, à qui M. Hiller m’avait recommandé par une dépêche télégraphique, et par M. Bischof, écrivain distingué, qui publie à Cologne un très bon journal de musique, Niederrheinische Musik-Zeitung. J’eus le plaisir de dîner avec M. Bischof et quelques autres personnes chez M. Schramm, dont la cordiale hospitalité, l’esprit et l’exquise politesse m’ont largement dédommagé des mauvais incidens de mon voyage. À six heures, nous nous rendîmes au concert, dans une salle agréable et spacieuse récemment bâtie. Toutes les fenêtres de la ville étaient pavoisées de drapeaux, et la population était disséminée dans les rues pour voir passer des essaims de jeunes filles qui faisaient partie de la masse des exécutans. Ils étaient au nombre de quatre cents, ainsi distribués : quatre-vingt-douze voix de soprano, soixante-deux seconds sopranos, cinquante-six ténors, cent dix basses et quatre-vingt-quatre instrumentistes, le tout dirigé par M. H. Wolff, maître de chapelle de la ville de Crefeld. C’était le chef-d’œuvre d’Haydn, les Saisons, qu’on avait choisi pour remplir la première séance, qui a eu lieu le 12 septembre. L’exécution a été parfaite, principalement en ce qui regarde les chœurs, qui ont chanté avec un ensemble, une justesse et une observation des nuances dont le Conservatoire de Paris ne se doute pas. Les solos ont