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où tout annonce le comfort, car la maîtresse de ce lieu, d’une beauté splendide et rare, est d’origine anglaise. Je fus accueilli avec l’empressement chaleureux qu’on témoigne à un ami longtemps désiré. Je contai naïvement mes aventures d’auberge et de table d’hôte. — Vous entendez, Félicie, dit tout à coup le mari, nous voulons que notre hôte emporte de céans un meilleur souvenir. — Soyez tranquille, mon ami, répondit-elle avec un large et beau sourire. — Le soir, avant l’heure du souper, on organisa une petite excursion sur le Rhin, dans un grand bateau, La compagnie était assez nombreuse. Un groupe de femmes et de jeunes filles qui entouraient la maîtresse de la maison, dont la taille ressortait comme un palmier élancé dans une oasis, étaient assises à l’arrière de la barque, que faisaient mouvoir en amont un cheval et deux rameurs. Les hommes étaient placés à la proue, et moi entre les deux, tout près du groupe féminin qui gazouillait comme une troupe d’oiseaux au moment de se percher sous la feuillée. La lune, je l’affirme, elle y était, se balançait coquettement au-dessus de ces ruines et de ces châteaux remplis de souvenirs, qui projettent leur ombre gigantesque dans les eaux de ce grand fleuve dont les rives fécondes ont vu tant de conquérans paraître et disparaître. Saisissant un moment de silence où déjà un peu de mélancolie pénétrait dans le cœur de chacun, une des jeunes filles, qui se dérobait à la vue au milieu du groupe de ses compagnes, se mit à murmurer d’une voix douce et tremblante la barcarole de Schubert :

En se jouant sur la vague endormie.
Que ce bateau nous berce mollement !
Oh ! puissions-nous sur les flots de la vie
Voguer ainsi tous deux en nous aimant !

J’écoutais cette voix naturelle, mais un peu inexpérimentée, avec ravissement. Les paroles allemandes, dont on lit ici la traduction connue, s’harmonisaient encore mieux avec le magnifique paysage que nous avions sous les yeux, particulièrement le second couplet :

Eh ! es entschwindet mit thauigem Flügel,
Mir auf den wiegenden Wellen der Zeit.


Ce qui veut dire :

Autour de nous, le calme et le silence
Sur les coteaux planent mystérieux ;
Dans la forêt, le vent qui se balance
Semble un écho d’un luth harmonieux, etc.


Lorsque la jeune fille fut arrivée, non sans quelque accident d’intonation, au passage qui précède la conclusion de chaque couplet où se trouve cette modulation si neuve et si charmante qui passe rapidement de ré bémol mineur en la bémol majeur :

Ah ! près de toi que le rêve est charmant !


la maîtresse de la maison inclina sa belle tête chargée de cheveux blonds…