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vigoureux, trop vigoureux, car il accompagnait trop fort dans les ensembles et n’observait pas suffisamment les nuances intermédiaires entre le forte et le piano. En général, les orchestres que j’ai pu entendre en Allemagne accompagnent le chant avec une précision de rhythme qui gêne la voix humaine et la rabaisse au niveau d’un instrument ; mais un plaisir réel, c’est celui que j’ai éprouvé à entendre une douzaine de pauvres musiciens errans qui s’étaient groupés sur la place publique où s’élève la statue de Goethe, œuvre médiocre, d’un style prétentieux. Je me suis demandé, en voyant de pareils monumens, si les Allemands peuvent jamais espérer de comprendre et surtout de pratiquer la statuaire… Je serais disposé à croire que la nature ne les a pas faits pour un art qui exige des qualités qui leur manquent : de la grâce, du naturel et de la simplicité. Je reviens à mes pauvres musiciens, qui jouaient à ravir des valses délicieuses, avec une précision, une justesse et un entrain de bonne humeur que je ne pouvais assez admirer. Puis, alternant avec leurs instrumens à vent, ils se mirent à chanter un joli chœur à trois parties, plein d’accent et d’allure, qui se terminait par un écho exécuté par les instrumens, qu’ils reprenaient avec prestesse. Je fus enchanté, et je leur témoignai ma satisfaction en jetant une poignée de kreutzer dans le chapeau du chef de la troupe, qui m’apprit qu’ils étaient tous Saxons, et qu’ils faisaient ainsi le tour du monde. Je ne pouvais pas me dissimuler que je ne trouverais pas à Francfort ce qui était l’objet principal de mes pérégrinations, et après avoir parcouru la ville de long en large en remarquant le singulier français que vous offrent les enseignes publiques, je me sauvai à Mayence, toujours dans l’espoir d’y entendre un opéra de M. Richard Wagner.

On donnait au théâtre de Mayence, le jour de mon arrivée, non pas le Tannhäuser ni le Lohengrin, mais le Freyschütz, avec un nouveau décor représentant la gorge du loup, disait l’affiche. Je me gardai bien de manquer une si belle occasion d’entendre le chef-d’œuvre qui a ouvert la voie à la musique romantique, dont M. Wagner est le dernier représentant. Si Weber eût pu se douter des étranges disciples qui viendraient un jour s’autoriser de son génie pour commettre toutes les extravagances dont nous sommes les spectateurs, il serait mort de douleur quelques années plus tôt. Je ne fus pas mécontent de l’exécution du Freyschütz par la troupe de Mayence. Mlle Busch, qui chantait la partie d’Agathe, joint à un très bon sentiment une jolie voix de soprano, peu flexible, mais étendue, et ne manquant pas de charme dans les andante et les mouvemens modérés. Mlle Karg a montré du talent dans le rôle d’Annette, qu’elle a joué avec esprit. Sa voix, soprano étendu, est forte, mais également peu flexible et d’un timbre rude à l’oreille. Les hommes étaient médiocres, les chœurs et l’orchestre fort bons, et le public intelligent, comme partout en Allemagne. Quand on vient de Paris, où tout est organisé pour étouffer la vérité et l’opinion des honnêtes gens, pour les contraindre à admirer ce qui est haïssable, à applaudir de misérables productions, où la foule, réunie dans une salle de spectacle, se voit dominée par une phalange de claqueurs à gages qui exercent leur ignoble profession sous l’œil de la police, et qu’on se trouve vingt-quatre heures après dans un théâtre de la bonne et paisible Allemagne, on respire, on se sent soulagé d’un poids énorme. Ici, l’opinion du public est