Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/705

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par une harmonie déjà travaillée qui annonce l’école des Bach. Il a été fort bien chanté par des amateurs, qui m’ont donné la meilleure idée de l’instinct musical de la nation et du goût exercé du maître de la maison. C’est là toute la musique que j’ai pu entendre à Heidelberg, dont le séjour me plairait davantage, si les femmes n’y étaient, disons le gros mot, affreusement laides. Je n’en ai pas rencontré une, surtout dans le peuple, qui n’eût au cou le commencement d’un goître. On dirait même que la figure des hommes a quelque chose d’inachevé, et qu’il manque à ces physionomies lourdes un dernier coup d’ébauchoir que la nature leur a refusé.

De Heidelberg, où j’étais descendu dans la plus ancienne maison de la ville, Au Chevalier {zum Ritter), dont le fronton original porte cette inscription en lettres d’or : Si Jehova non aedificet domum, frustra laborant aedificantes eam, j’allai à Mannheim, toujours à la poursuite d’un opéra de M. Wagner, le Tannhäuser ou le Lohengrin. Le théâtre de Mannheim a été célèbre pendant les vingt dernières années du XVIIIe siècle, sous le règne de Charles-Théodore, prince magnifique, qui protégea l’art, la littérature et la musique allemande, dont il voulait l’émancipation. C’est sur le théâtre de Mannheim qu’ont été jouées les premières pièces de Schiller, sous la direction d’Iffland, et Mozart vint deux fois y chercher un refuge. L’orchestre de Mannheim était alors le premier de l’Allemagne et célèbre dans toute l’Europe. La ville est propre et jolie, mais d’une régularité désespérante et d’un style tout moderne. Le jardin du château est grand, plein d’ombre, de fraîcheur et de mystère. Je m’y suis perdu avec plaisir des heures entières, écoutant chanter les caméristes qui viennent là passer la journée avec les enfans, dont elles bercent l’Imagination naissante avec des contes bleus. Le jour de mon arrivée, on donnait au théâtre Minna de Barnhelm, un drame en cinq actes de Lessing. Bien que ce ne fût pas tout à fait ce que j’étais venu chercher, le grand nom de Lessing, l’auteur du Laocoon, un prince de la critique qui a déployé dans cet ingrat métier les facultés d’un homme de génie, méritait que je lui rendisse hommage. Je suis donc allé entendre son drame, dont l’intrigue m’a paru faible, et la sentimentalité un peu outrée. Il s’y trouve un personnage équivoque, Nicault de La Martinière, qui représente la nation française sous un aspect peu flatteur. Lessing n’aimait pas la France ni sa littérature, qu’il a critiquée avec une rigueur qui peut passer pour de l’injustice. Ce fut un grand écrivain, un philosophe hardi, digne du siècle qui a émancipé l’esprit humain, un des créateurs de la prose allemande, avec Luther, Herder et Goethe. J’ai vu au théâtre de Mannheim une chose que je croyais possible : c’est un orchestre sans chef visible, sans batteur de mesure, exécutant des fragmens de symphonies avec un ensemble et une justesse que nous avons de la peine à obtenir à Paris malgré les efforts et les contorsions de ce personnage qui préside aux destinées de trente ou quarante musiciens réunis. Il n’y a pas en France d’orchestre de cabaret qui ne se croie obligé d’instituer une sorte de dictateur qui, un archet à la main, se donne en spectacle à tout le monde par sa pantomime ridicule. Les Allemands sont à la fois plus humbles et plus indépendans.

Darmstadt est, après Mannheim, la résidence princière dont le théâtre est