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pour l’Allemagne et pour la grande poésie, Goethe et Mozart ont eu peur de la moquerie française, et ils sont restés sur la rive droite du grand fleuve qui sépare les deux races. Avant de quitter Strasbourg, où je n’ai pu entendre une seule note de musique, car le théâtre, dont l’orchestre est excellent, m’assure-t-on, était fermé, ainsi que le conservatoire, — institution municipale due à la munificence d’un bon citoyen, M. Apfel, qui a laissé à la ville cinquante mille francs de rente pour être employés en faveur de l’art musical, — je ne pus m’empêcher de sourire en passant sur la place d’Armes, et en regardant la statue qu’on y a élevée au général Kléber. Il a l’air d’un soldat aux gardes qui se révolte contre ses supérieurs ! Quand donc les artistes modernes comprendront-ils que les poses héroïques et l’air bravache ne conviennent pas à la statuaire, et que la physionomie humaine qu’on veut transmettre à la postérité doit être calme et simple ?

Mais voici le Rhin, le Rhin, qui a été chanté par tant de poètes et revendiqué par tant de nations, fleuve providentiel, dit M. Hugo, qui en a fait une magnifique description. De tous les vers qu’a inspirés ce grand fleuve à la barbe limoneuse, ceux que la Revue des Deux Mondes a publiés, il y a une quinzaine d’années, ne restent-ils pas la plus fidèle expression des faits accomplis, et probablement de l’avenir ?

Roule libre et superbe entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l’Occident, coupe des nations,
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives
Emporte les défis et les ambitions !

Ce qui prouve la vérité de la prévision du poète, c’est que l’on construit sur le Rhin un pont gigantesque qui sera un trait d’union pacifique entre la France et l’Allemagne, où je me sens entraîné bien lentement par le chemin de fer badois. C’est ici que la patience est une vertu théologale ! Le pays est délicieux de Kehl à Baden ; mais les hommes commencent à devenir insupportables par la lenteur de leurs mouvemens et les exigences infinies dont ils vous accablent. Tout se paie, jusqu’au bonjour ; jusqu’au salut de l’officier de police qui vous demande le passeport avec deux florins de pourboire, car cet impôt inique du passeport n’a pas d’autre signification. Tout conspire contre la bourse et la liberté du voyageur.

Que dire de Bade ? Comment parler d’un lieu que les keepsake et les livres illustrés ont fait connaître à toute L’Europe ? Que c’est un petit Paris, un prolongement du boulevard des Italiens et du bois de Boulogne, avec de l’ombre, des montagnes, des ruines pittoresques, des sources vraies et des souvenirs qu’on ne trouve pas à Paris. Ce qui, à mon avis, gâte le plaisir qu’on aurait à passer quelque temps dans cette délicieuse vallée, qui touche aux limites de la Forêt-Noire, c’est la population flottante qui l’habite, c’est le demi-monde parisien avec sa littérature, ses artistes, ses bouffons jouant de toute sorte d’instrumens qui se donnent ici en spectacle. Tout cela vit, Dieu sait comment, ou plutôt on devine aisément de quel sac de farine sort le pain que mange cette population famélique qui représente à Bade, non pas la civilisation, les arts et la littérature française, mais la corruption, élégante,