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de chose. C’est ainsi que les plus beaux chants de l’église ont été trouvés, non par des poètes et des musiciens de profession, mais par de saints et graves personnages pieusement émus. — Ces hymnes du sentiment, on les trouve, on ne les crée pas, parce que, comme dit saint Ambroise, qui s’y connaissait : Mon est in nostrâ potestate cor nostrum (notre cœur n’est pas en notre puissance).

Un de mes désirs les plus vifs en traversant Strasbourg, c’était d’aller en pèlerinage au village de Sesenheim, immortalisé par les mémoires de Goethe. Je voulais voir la maison de Frédérique Brion, saluer le ruisseau limpide, l’arbre, le banc de pierre et le bosquet de jasmins où ont été donnés et reçus tant de sermens et de si doux baisers. Je n’ai pu, hélas ! accomplir mon vœu. Après avoir cherché vainement une personne qui pût me renseigner sur la position topographique du village de Sesenheim, en m’appuyant du nom de Goethe et du miracle que l’amour y avait accompli, je fus obligé d’aller à la poste. Là, on me donna les renseignemens que je désirais : village de Sesenheim, canton de Bischwiller, à cinq lieues de Strasbourg, sans autre remarque, et sans se douter du genre d’intérêt qui m’y attirait, car on parut étonné qu’un étranger voulût aller dans un endroit peu habité, où il n’y a rien de curieux à voir, ni monumens, ni fabrique de boutons ou de cotonnade. O démocratie triomphante, voilà de tes œuvres ! Le lendemain matin de mon arrivée à Strasbourg, j’eus le malheur de manquer de quelques minutes le convoi du chemin de fer qui devait me conduire à deux lieues de Sesenheim, où j’aurais trouvé une voiture que je ne pouvais pas rencontrer plus tard. Je me résignai, et, ouvrant les poésies de Goethe, que j’avais apportées avec moi, je me mis à lire et à réciter les trois ou quatre petits chefs-d’œuvre qui lui furent inspirés par Frédérique, tels que Willkommen und Abschied, Kleine Blumen, Kleine Blaetter, und die Erwahlte, et surtout l’admirable chanson de mai, Mailied :

Wie herrlich leuchtet
Mir die Natur !
Wie glänzt die Sonne !
Wie lacht die Flur ! etc.

Goethe, aussi bien que Mozart, a hésité pendant quelque temps s’il donnerait son génie à la France ou à l’Allemagne, sa patrie. Né à Francfort, étudiant à Strasbourg, Goethe eut la velléité de s’essayer dans la langue de Corneille et de Racine, ignorant encore à quelle grande révolution littéraire il devait donner le branle dans son pays. Qu’eût-il fait, ce profond et vaste génie, s’il eût franchi le Rubicon qui sépare les deux races et mis le pied dans le royaume de Voltaire ? Il n’est pas trop hardi de répondre qu’il eût manqué à sa destinée. Il n’aurait pas écrit ses poésies lyriques, petits chefs-d’œuvre de science et de sentiment, d’amour et de raison, de libre inspiration contenue dans une forme exquise, où la légende s’enroule comme une plante grimpante autour de la vérité. Il aurait perdu en France ce sentiment de la nature qui est le propre de la race allemande ; il n’aurait conçu ni achevé l’épopée philosophique de Faust, pas plus que Mozart n’aurait composé à Paris Don Juan, les Nozze di Figaro et le Requiem. Heureusement