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de tactique ; mais il explique en même temps avec une profonde connaissance du monde oriental la vanité de tous ces efforts ou plutôt de toutes ces apparences : « Non, non, dit-il, c’est en vain que l’on veut l’espérer ; rien ne changera chez les Turcs, ni l’esprit du gouvernement, ni le cours actuel des affaires. Le sultan continuera de végéter dans son palais, les femmes et les eunuques de nommer aux emplois, les vizirs de vendre à l’encan les gouvernemens et les places, les pachas de piller les sujets et d’appauvrir les provinces, etc., jusqu’à ce que, par une dernière secousse, cet édifice incohérent, privé de ses appuis et perdant son équilibre, s’écroule tout à coup en débris, et ajoute l’exemple d’une grande ruine à tous ceux qu’a déjà vus la terre. »

L’habile observateur rappelle ici des faits bien aggravés depuis un demi-siècle. « Pendant qu’un autre empire se fortifiait, écrit-il, la milice des Turcs s’abâtardissait, et le sultan Mahmoud énervait les janissaires, qu’il craignait, en les dispersant dans tout l’empire et en faisant noyer leur élite. » Depuis lors, un autre sultan Mahmoud a détruit par le fer et le feu cette terrible institution des janissaires ; mais l’a-t-il remplacée ? La campagne de Crimée n’en a donné, ce semble, aucune preuve. Restent les réformes financières, industrielles, morales, politiques même. Nous n’osons dire à cet égard quels jugemens sévères étaient déjà portés sur l’incapacité de l’esprit musulman à se réformer et à s’approprier les arts de l’Europe. Il en prend les vices ajoutés aux siens, plus de finesse dans la barbarie, plus de corruption dans la férocité, plus de combinaisons dans la vénalité. Telle était l’opinion fortement exprimée du philosophe Volney.

À part cette prévoyance, que les événemens ultérieurs n’ont pas démentie, il y avait encore à considérer, dans le point de vue d’alors, le contre-coup de la conquête présumée, la rupture de l’équilibre européen, la,difficulté du partage, l’intérêt commercial de la France. Volney traite ces questions diverses avec une grande précision de détails, une brièveté pleine d’idées, et ce souffle de liberté précurseur de 1789, et qui en dénotait l’approche toute-puissante. Mais là même allait se rencontrer, à l’appui de l’empire turc, l’obstacle, le retard, l’incident préservateur, dont Volney, dans ses vœux de civilisation et de liberté, ne calculait pas la portée. De bonne heure inquiète du mouvement de la France et frappée de terreur aux premiers accens de sa libre tribune, la tsarine ne songea plus dès lors à de lointaines conquêtes, et fit la paix avec la Turquie après la prise d’Otchakof, ne se réservant plus d’autre tâche que d’achever le démembrement de la Pologne et de se préparer à la lutte contre la France.