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puissance des Turcs et surtout à défendre contre eux Venise, dont il enviait le riche commerce. Invoqué avant tout autre dans la ligue projetée contre Sélim, il s’était fait d’abord accorder par le pape un prélèvement annuel sur les biens de l’église dans toute l’étendue de ses états, tant que durerait la guerre ; mais cette amorce même devenait cause de retard, l’avare et rusé monarque différant les préparatifs et multipliant les obstacles à toute expédition décisive pour profiter plus longtemps du privilège obtenu. Peut-être aussi, dans ses craintes jalouses, devait-il hésiter à donner au fils de Charles-Quint et d’une femme inconnue, à son frère bâtard, l’héroïque don Juan, une si grande occasion de gloire.

C’est ainsi que, malgré la coalition préparée et devant la flotte des alliés, égale en nombre, supérieure en manœuvre aux vaisseaux turcs, l’île de Chypre fut subjuguée, après les sièges opiniâtres et la prise de ses deux capitales, ; Nicosie et Famagouste, sans aucune grande diversion tentée dans l’intervalle.

Cette victoire était odieuse et faite pour soulever l’indignation de l’Europe. À Nicosie, les Turcs, entrés par capitulation, avaient massacré la garnison entière ; à Famagouste, le pacha, reçu également à conditions sur des ruines, devant une garnison exténuée de misère et de faim, avait, sous un semblant de féroce colère, violé toute promesse, fait massacrer les principaux officiers vénitiens et écorcher vif l’héroïque gouverneur de la place. Puis, le joug de fer des Turcs, aggravé par la foule de pillards asiatiques qu’avait attirés la longueur du siège, s’était étendu sur la malheureuse île.

Pie V en versa des larmes, et fit retentir dans l’Europe troublée le cri de son affliction. Rien de comparable à l’ardeur dont il pressa l’exécution du traité déjà conclu, le ralliement de la flotte confédérée, et la vengeance, puisque le secours arrivait trop tard. La plus grande marque de cette ardeur était dans la présence, inouïe jusque-là, d’une escadre et d’une armée pontificales. Pie V en avait remis le commandement à un Colonna, d’une ancienne famille romaine, longtemps suspecte à la papauté ; mais tout s’effaçait alors, aux yeux du pape, devant la grandeur du devoir et du péril. Cet exemple parlait plus haut que tous les appels faits à la chrétienté, et de presque tous les états d’Italie des vaisseaux de guerre et des troupes s’étaient réunis, avec les galères de Rome, à la flotte vénitienne.

Ainsi, dans l’automne de 1571, cinq mois après la conquête de Chypre, s’avançait sur la Méditerranée un armement chrétien formé de deux cents hautes galères, d’une foule de navires, et portant cinquante mille hommes de troupes. La journée de Lépante ! il n’est pas un plus beau souvenir historique dans l’Europe du XVIe siècle.