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voilà tous deux sur les bords du Rhin, où, pendant que je m’essaie à peindre, elle continue à… en faire à sa tête et à extravaguer comme toujours ; mais j’espère que maintenant vous ne la jugerez point trop sévèrement. Quant à Anouchka, quoiqu’elle feigne de ne tenir à rien, je puis vous certifier qu’elle est très sensible à l’opinion des autres et à la vôtre surtout.

En prononçant ces derniers mots, Gagine sourit avec le calme qui lui était habituel. Je lui serrai fortement la main.

— Tout cela est bien, reprit-il, mais elle me donne des inquiétudes. C’est une nature des plus inflammables : jusqu’ici, personne ne lui a plu ; si jamais elle vient à aimer, je ne sais vraiment pas ce que je ferai. Figurez-vous que ces jours-ci elle se mit à me dire tout à coup que je m’étais refroidi à son égard, qu’elle n’aimait que moi et n’aimerait jamais aucun autre homme. Et en me faisant toutes ces démonstrations, elle pleurait à chaudes larmes.

— C’est donc cela,… commençai-je à dire ; mais je m’arrêtai sur-le-champ. — Puisque nous sommes sur le chapitre des confidences, repris-je, permettez-moi une question. Est-ce que vraiment personne ne lui a plu jusqu’ici ? Cependant à Pétersbourg elle a dû voir bien des jeunes gens.

— Ils lui ont tous déplu souverainement. Anouchka voudrait trouver un héros, un homme extraordinaire, ou quelque beau berger habitant un vallon champêtre ; mais il est temps que je m’arrête, je vous retiens, ajouta-t-il en se levant.

— Non, lui dis-je ; revenons chez vous, je n’ai pas envie de rentrer.

— Et votre travail ?

Je ne lui répondis pas. Gagine sourit avec bonhomie, et nous revînmes. En revoyant le clos de vigne et la maison blanche de la montagne, je ressentis je ne sais quelle émotion douce, une émotion qui venait vraiment du cœur. C’est comme si l’on m’y eût versé du miel en cachette. Le récit de Gagine m’avait soulagé.


IX

Elle vint à notre rencontre sur le seuil de la porte. Je m’attendais à un nouvel éclat de rire ; mais elle s’approcha de nous, pâle, silencieuse, les yeux baissés.

— Je le ramène, lui dit Gagine, et il est bon de te dire qu’il l’a voulu, lui-même. Elle me regarda d’un air interrogateur. Je lui tendis la main à mon tour ; cette fois je pressai ses petits doigts, froids et tout tremblans. J’avais pitié d’elle ; je comprenais maintenant certains côtés de son