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sait beaucoup de choses qu’on devrait ignorer à son âge ; mais est-elle donc coupable ? Des forces naissantes se développaient dans son sein, son sang était jeune, et personne n’était là pour la diriger… Une complète liberté en toutes choses, cela n’est pas facile à supporter. Ne voulant pas être au-dessous des autres filles de seigneur, elle se jeta dans la lecture. Pouvait-elle en tirer aucun profit ? Son existence se continuait dans la voie fausse où elle avait commencé ; mais son cœur est resté sain, son intelligence sut résister.

Me voilà donc seul, à l’âge de vingt ans, avec la charge d’une fille de treize ans ! Pendant les premiers jours qui suivirent la mort de mon père, le son de ma voix suffisait pour lui donner la fièvre, mes caresses l’effrayaient, elle fut longtemps à s’habituer à moi ; mais lorsqu’elle ne put douter que je la considérais et que je l’aimais comme une sœur, elle s’attacha à moi avec passion : elle ne peut rien ressentir à demi.

Je la conduisis à Pétersbourg, et quoiqu’il me fût pénible de la quitter, il m’était impossible de la garder auprès de moi ; je la plaçai dans une des meilleures pensions de la ville. Anouchka comprit la nécessité de cette séparation ; mais elle tomba bientôt malade, et faillit mourir. Cependant elle se fit à ce nouveau genre de vie et resta quatre ans en pension ; mais, contre mon attente, elle en sortit à peu près comme elle y était entrée. La maîtresse de la pension me faisait souvent des plaintes sur elle. — On ne peut pas la punir, me disait-elle, et la douceur ne réussit pas mieux. — Anouchka était fort intelligente, elle étudiait avec zèle et l’emportait à cet égard sur toutes ses camarades ; malheureusement elle ne voulait pas se plier à la règle commune, elle était volontaire, entêtée. On ne pouvait lui donner tout à fait tort ; dans sa position, elle ne pouvait connaître que la servilité et la sauvagerie. Elle ne se lia qu’avec une seule de ses compagnes ; c’était une fille pauvre, triste et d’une figure peu agréable. Toutes les autres élèves de la pension, la plupart filles de bonne maison, ne l’aimaient pas ; elles la poursuivaient constamment de leurs sarcasmes ; Anouchka leur tenait tête en tout. Un jour que le prêtre chargé de l’enseignement religieux parlait des défauts de la jeunesse, Anouchka dit à haute voix : « Il n’y a pas de plus grands défauts que la flatterie et la lâcheté. » En un mot, elle ne se modifia en rien ; seulement ses manières se polirent, quoiqu’elles laissent encore beaucoup à désirer.

Lorsqu’elle eut dix-sept ans, il fallut bien la retirer de pension. Ma position était assez embarrassante, mais il me vint tout à coup une heureuse idée ; je me décidai à quitter le service, à passer deux ou trois ans dans les pays étrangers et à emmener ma sœur avec moi. Aussitôt cette résolution prise, je la mis à exécution, et nous