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à Gagine les détails de ma petite excursion : à son tour, il m’informa, de ce qu’il avait fait en mon absence ; mais la conversation ne marchait pas. Anouchka entrait à tout moment dans la chambre et en sortait presque aussitôt ; je finis par prétexter un travail indispensable, et déclarai qu’il me fallait partir. Gagine essaya d’abord de me retenir ; puis, m’ayant regardé attentivement, il me proposa de m’accompagner. Dans l’antichambre, la jeune fille s’approcha tout à coup de moi et me tendit la main ; je pressai le bout de ses doigts et m’inclinai à peine. Je traversai le Rhin avec Gagine, et lorsque nous fûmes auprès de mon érable, à la petite madone, nous nous assîmes sur le banc pour admirer le point de vue. Une conversation fort intéressante s’engagea bientôt entre nous.

Elle débuta par quelques paroles banales, puis vint un moment de silence ; nous avions les yeux fixés sur les eaux transparentes du fleuve.

— Je voudrais bien, savoir, me dit tout à coup Gagine avec son sourire habituel, ce que vous pensez d’Anouchka. Je suis sûr que vous la trouvez un peu étrange. Avouez-le.

— Oui, répondis-je, assez surpris de la question ; car je ne pensais pas qu’il en vînt à me parler d’Anouchka.

— Vous n’êtes pas en mesure de la juger, ajouta-t-il. Il faut la bien connaître. Elle a très bon cœur ; mais c’est une mauvaise tête. Elle est difficile à conduire. Au reste, il faut l’excuser, et si vous connaissiez son histoire…

— Son histoire ? lui dis-je. Elle n’est donc pas votre… Gagine me regarda fixement.

— N’allez-vous pas vous imaginer qu’elle n’est pas ma sœur ?… reprit-il sans faire attention à mon embarras. Non, elle est bien ma sœur ; elle est bien la fille de mon père. Écoutez-moi ; j’ai toute confiance en vous et vais tout vous conter.

Mon père était un homme très bon, intelligent, éclairé et fort malheureux. Le sort ne l’avait pourtant pas traité plus mal que beaucoup d’autres, mais il ne sut même point supporter le premier revers. Il s’était marié jeune et avait fait un mariage d’amour ; sa femme, ma mère, ne vécut pas longtemps ; je n’avais que six mois lorsqu’elle mourut. Mon père se fixa définitivement avec moi à la campagne et y demeura douze ans. Il prit soin lui-même de mon éducation, et ne se serait jamais séparé de moi, si son frère, mon oncle paternel, n’était pas venu le trouver à la campagne. Cet oncle habitait constamment Pétersbourg et y occupait un poste assez important. Il décida mon père à me confier à lui, puisqu’il ne pouvait se décider à quitter la campagne. Mon oncle lui représenta qu’il n’était pas convenable d’habituer un enfant de mon âge à l’isolement,