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— Oui, oui, me répondit-il en soupirant, vous avez raison. Tout cela est assez mauvais et accuse une grande inexpérience. Qu’y faire ? Je n’ai pas assez travaillé ; cette mauvaise habitude slave, que nous avons, nous autres Russes, de tout commencer et de ne rien achever, prend toujours le dessus. Pendant que nous méditons un projet, on dirait d’un aigle qui plane dans les airs : il s’agirait de soulever la terre que nous l’entreprendrions volontiers ; mais au moment de l’exécution toute notre vigueur s’évanouit.

J’avais commencé à l’encourager ; il fit un geste de la main, ramassa tous ses cartons en tas et les jeta sur le canapé.

— Avec de la persévérance, j’arriverai, dit-il entre ses dents ; dans le cas contraire, je serai un de ces gentilshommes éternellement mineurs comme il y en a tant chez nous. Allons chercher Anouchka.

Nous partîmes.


IV

Le chemin qui conduisait à la ruine longeait le flanc d’un vallon étroit et boisé. Au fond de cette gorge serpentait un ruisseau qui coulait avec bruit au milieu des pierres, comme s’il avait eu hâte d’aller se perdre dans le grand fleuve qui se montrait, calme et radieux, entre ces deux murailles de montagnes escarpées. Gagine me fit remarquer plusieurs effets de lumière qui étaient effectivement très dignes d’attention ; ses observations révélaient, sinon un peintre, du moins un homme qui avait le sentiment de l’art. La ruine apparut enfin à nos yeux. C’était une tour carrée qui se dressait sur le sommet d’un roc aride ; elle était encore bien conservée, mais noircie par le temps, et traversée du faîte à la base par une lézarde qui la coupait en deux. Des murs couverts de mousse s’élevaient autour ; ils étaient tapissés de lierre en plusieurs endroits ; ailleurs des arbres chétifs et rabougris se balançaient au-dessus de rinceaux grisâtres et de voûtes effondrées. Un sentier pierreux conduisait à une porte d’entrée qui était en assez bon état. Nous n’en étions plus éloignés, lorsqu’une forme féminine se montra tout à coup devant nous ; elle courait légèrement sur un amas de décombres, et se posa sur le sommet d’un mur qui se dressait au bord d’un précipice.

— Je ne me trompe pas ! c’est Anouchka ! s’écria Gagine. Quelle extravagance !

Nous franchîmes la porte et nous nous trouvâmes dans une petite cour, qui était presque entièrement remplie de pommiers sauvages et d’orties. C’était bien Anouchka qui se tenait au bord du précipice. Elle tournait la tête de notre côté et se mit à rire, mais sans