Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/566

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petite chambre, un trouble délicieux, je ne sais quelle attente confuse s’empara de mon esprit. Je me sentais heureux,… mais pourquoi ? Je n’avais aucun désir, je ne pensais à rien,… j’étais heureux. Ce singulier épanouissement de sentimens tendres et joyeux me fit sourire, et je me hâtai de me coucher. Au moment où j’allais fermer les yeux, je me rappelai que je n’avais pas songé de toute la soirée à mon inhumaine… — Qu’est-ce que cela veut dire ? me demandai-je ; ne suis-je donc plus amoureux ? — Mais à peine m’étais-je posé cette question que je m’endormis, à ce que je crois, et cela du sommeil le plus paisible, comme un enfant dans son berceau.


III

Le lendemain matin (j’étais réveillé, mais encore dans mon lit), le bruit d’une canne retenait sous ma fenêtre, et la voix de Gagine frappa mes oreilles ; il chantait :

Es-tu encore dans les bras du sommeil ?
Au son de ma guitare je vais te réveiller.

Je m’empressai de lui ouvrir la porte.

— Bonjour, me dit-il en entrant, je vous dérange un peu matin ; mais le temps est si beau ! Voyez ! une fraîcheur délicieuse, la rosée, le chant de l’alouette…

Je m’habillai ; nous passâmes dans mon jardinet et prîmes place sur un banc. On nous y apporta le café, et nous continuâmes à causer. Gagine me confia ses projets pour l’avenir ; possesseur d’une assez belle fortune et ne dépendant de personne, il voulait se consacrer à la peinture et ne regrettait qu’une chose : c’est qu’il s’y fût pris un peu tard ; il avait fort inutilement dissipé une grande partie de sa jeunesse. Je lui confiai à mon tour les plans que j’avais formés, et profitai de l’occasion pour lui révéler le secret de ma flamme malheureuse. Il m’écouta patiemment, mais je crus remarquer qu’il ne prenait point un intérêt bien vif à ma confidence. Après avoir répondu par politesse deux ou trois fois à mes soupirs, il me proposa de venir chez lui pour voir ses études. J’y consentis très volontiers.

Anouchka n’était pas à la maison. L’hôtesse nous dit qu’elle devait être à la ruine. On appelait ainsi, dans le pays, les restes d’un château féodal qui s’élevait à deux ou trois kilomètres de la ville. Gagine me montra tous ses cartons. Je trouvai que ses études avaient beaucoup de vie et de vérité, quelque chose de libre et de hardi ; mais aucune n’était achevée, et le dessin me parut négligé, incorrect. Je lui exprimai franchement mon opinion.