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le lait. Nous allons nous rafraîchir ; mais d’abord retournez-vous, ajouta-t-il. Comment trouvez-vous cette vue ?

Le point de vue était effectivement admirable. À nos pieds, les eaux argentées du Rhin coulaient entre des rives verdoyantes. La ville, paisiblement assise sur le rivage, étalait à nos yeux toutes ses maisons et toutes ses rues ; les coteaux et les champs se déployaient au loin. Ce spectacle était beau, mais celui qui se présentait au-dessus de nous ne l’était pas moins ; je fus surtout frappé de la limpidité et de la profondeur du ciel. L’air était d’une transparence lumineuse, et les ondulations qui l’agitaient doucement comme des flots purs et légers semblaient se jouer autour de nous.

— Vous ayez choisi une situation admirable, dis-je à Gagine.

— C’est Anouchka qui l’a découverte, me répondit-il. Allons, Anouchka, donne tes ordres. Fais-nous, apporter tout cela ici. Nous souperons en plein air, pour mieux entendre la musique. En avez-vous fait la remarque ? ajoutait-il en se tournant vers moi : souvent un air de valse que l’on entend de près paraît détestable ; mais de loin c’est tout autre chose, il fait vibrer en vous les cordes romantiques du cœur.

Anouchka se dirigea vers la maison et en ressortit bientôt, accompagnée de l’hôtesse. Celle-ci l’aidait à porter un énorme plateau sur lequel se trouvaient un pot de lait, des assiettes, du sucre, des fraises et des poires. Nous nous assîmes et commençâmes à manger. Anouchka ôta son chapeau ; ses cheveux noirs, coupés et arrangés comme ceux d’un enfant, tombaient en grosses boucles sur ses oreilles et sur son cou. Ma présence paraissait la gêner, mais Gagine lui dit : — Allons, Anouchka, ne fais pas le hérisson ; il ne te mordra pas.

Ces mots la firent sourire, et peu d’instans après elle m’adressait la parole sans le moindre embarras. Je n’ai jamais rencontré de nature aussi mobile ; elle ne restait pas une minute en repos. À peine assise, elle se levait, courait vers la maison et reparaissait de nouveau en chantant à demi-voix ; souvent elle riait, et son rire avait quelque chose d’étrange. On eût dit qu’il n’était point provoqué par notre conversation, mais par des idées qui lui traversaient l’esprit. Ses grands yeux étaient fixes, limpides, hardis ; souvent aussi elle clignait un peu ses paupières, et son regard devenait aussitôt doux, profond et tendre.

Nous bavardions depuis près de deux heures. Gagine fit apporter une bouteille de vin du Rhin ; nous la vidâmes sans nous presser. La musique n’avait point cessé, mais les sons que le vent nous apportait paraissaient plus doux et plus délicats ; des feux s’allumaient dans la ville et sur la rivière. Anouchka baissa tout à coup la tête ;