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et ce Jésus sur la montagne terrassant de son calme regard, de son geste tout-puissant le démon qui veut le tenter ? et l’humilité sublime, la divine résignation de ce Christ au roseau, de cet ecce homo ? Cherchez, vous ne trouverez pas.

Faites maintenant toutes vos réserves, faites la part que vous voudrez aux inégalités ; contrôlez, critiquez, épluchez : il restera toujours une victoire immense, un de ces triomphes de l’esprit qui ne valent pas moins dans le domaine de l’art que les conquêtes du télescope dans la voûte étoilée. Une heureuse et nouvelle expression de l’idéal, c’est la découverte d’un monde. Et notez bien que sur ces trois tableaux la plus minutieuse critique ne trouve à mordre qu’à grand’peine ; ce n’est pas seulement la pensée qui s’élève, l’exécution la suit. Il y a tout à la fois dans la touche plus de largeur et plus de fermeté ; la forme est accusée de près, le modelé a sa juste saillie, le dessin des contours est précis sans sécheresse. Voilà cette harmonie que nous demandions à Scheffer lorsqu’il s’agitait en tout sens dans des essais de coloris : l’équilibre est trouvé, sa pensée est en possession de ses moyens d’expression légitimes, de ceux qui lui sont propres, sans aller au-delà du but, sans rester en-deçà.

De ces trois belles œuvres, la plus considérable comme style et comme composition, c’est à coup sûr la Scène de la tentation ; comme sentiment et comme couleur, c’est le Christ au roseau, ce nous semble.

Rien de si audacieux que la construction du lieu où est mise en scène la tentation. Ce sommet de montagne, cette pointe de rocher où Satan vient de transporter Jésus est tout juste assez large pour les tenir tous les deux. De là le regard plonge sur les royaumes de ce monde et sur leur gloire, régna mundi et gloriam eorum, sur ces biens dont Satan dispose, et qu’il offre de céder à Dieu pour prix d’une génuflexion. Cet horizon au-dessous du sol est d’un effet plein de mystère et de grandeur ; il motive le geste du démon et explique clairement la scène. Quant au Satan, c’est une figure étudiée, hardiment conçue, habilement posée, d’une beauté athlétique, car le péché n’a enlaidi que l’âme de l’archange rebelle, son corps a conservé la stature et la puissance d’un être surhumain ; il est vaincu, l’exorcisme divin, le vade Salana, vient d’être prononcé, il va fuir et lâcher sa proie ; mais ses mains sont crispées, la rage est dans ses yeux, sa poitrine se gonfle sous les convulsions de l’orgueil. Tout cela est d’un grand effet, mais sent un peu l’effort : c’est une œuvre de labeur, le pinceau a dû passer et repasser souvent sur tout ce corps. L’autre figure au contraire, le Jésus, semble venue d’un seul jet : des pieds jusqu’à la tête, tout est inspiration et travail spontané.