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le premier plan du poète, ce sont les paroles de Francesca, ces adorables réponses que son interlocuteur ne peut entendre sans s’attendrir et sans tomber évanoui. Eh bien ! tout ce divin dialogue, il faut y renoncer. Essayez donc d’aboucher Dante et Francesca, cherchez à tracer ce colloque, la scène deviendra inintelligible aux yeux. Il faut la prendre au rebours et faire dominer la rafale en la personnifiant dans Paolo et Francesca ; il faut choisir le moment où les paroles viennent de cesser, où les pauvres amans, détournés un instant de leur route par l’attrait sympathique de ces deux étrangers, et planant, pour venir à eux, comme deux colombes suspendues sur leurs ailes ouvertes et immobiles, sont tout à coup repris par la tempête et retombent dans leur supplice. Il faut nous montrer Francesca, la lèvre encore tremblante, des paroles qu’elle vient de dire, le cœur gonflé de souvenirs, les yeux noyés de larmes. Il faut enfin, par des effets purement plastiques, donner au spectateur la même impression, le même état d’esprit où nous jette la lecture de ce merveilleux épisode. A-t-on souvent mis en pratique, avec un tel bonheur, l’art difficile de traduire par équivalent ? Tout est changé et tout subsiste ; rien n’est à la même place, tout est empreint du même esprit. Nous n’avons qu’un regret devant cette belle œuvre, c’est que Scheffer, avant d’y remettre la main, ne soit pas allé voir à Florence, dans le palais du podestat, aujourd’hui la prison, il Bargello, le véritable Dante tracé sur la muraille, de la main de Giotto, son ami. Ce beau profil, découvert par miracle il y a douze ou quinze ans sous une croûte de badigeon, ces traits si fins, cet œil si fier où se trahit si bien l’ardeur de l’âme et le feu du génie, nous voudrions les voir au second plan de la Francesca, au lieu de ce Dante traditionnel, Cassandre débonnaire et sénile. Une scène si belle demanderait un plus digne témoin.

La Francesca di Rimini fit son apparition au salon de 1835. Parvenu à cette hauteur, Scheffer allait de plain-pied, pour ainsi dire, passer de l’idéal poétique à l’idéal religieux. Il s’en était frayé la route peu à peu et comme à son insu. Dès 1836, on voyait dans son atelier l’ébauche du Christ consolateur ; l’année suivante, il l’avait achevé. Hâtons-nous de le dire, ce n’était là qu’un prélude, un essai sur terrain neutre, l’essai d’un néophyte qui côtoie le sanctuaire sans se permettre d’y entrer. Dans ce tableau, disait naguère un juge aussi bienveillant qu’éclairé, il y a plus de philosophie que de religion. Et en effet le personnage principal, ce Dieu consolateur entouré de tant de malheureux, c’est un symbole de mansuétude et de bonté, ce n’est pas le Dieu bon, le Dieu vivant, le Dieu qu’on prie, qu’on aime, le Dieu que tout à l’heure Scheffer nous montrera ; tous ces malheureux eux-mêmes, qui, chacun pris à part,