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teintes à la Rembrandt ; en 1850, revenu de toute imitation, ne cherchant qu’à devenir lui-même, il ne s’est plus servi de bistre qu’avec modération, et a jeté du jour dans ces ténèbres. Les deux têtes n’y perdent rien, elles sont tout aussi lumineuses et encore plus touchantes sur ce fond moins artificiel. Ainsi renouvelé, ce tableau est le digne pendant de l’autre scène, du terrible Coupeur de nappe. Lequel est le plus pathétique ? On se sent attendri malgré soi devant ce beau jeune homme moissonné dans sa fleur, devant cet orgueilleux vieillard dévoré de regrets et de larmes ; mais l’aveugle colère d’un père qui flétrit injustement son fils et ne voit pas que ses insultes le poussent à la mort, mais la fierté muette, immobile de ce fils qu’on sent rugir, comme enchaîné par le respect d’un père, c’est quelque chose qui émeut et qui ébranle encore plus fortement que des larmes.

Ces deux tableaux sont en Hollande. Nous voudrions qu’on les montrât à ceux qui ne voient en Scheffer qu’un peintre élégiaque, vaporeux, métaphysique. Nous leur demanderions si la passion humaine, si le vrai drame sans phrases et sans décors a souvent rencontré un plus ferme interprète. Il y a du Shakspeare dans ce Coupeur de nappe. Si Scheffer n’a pas fait souvent résonner cette corde, on le voit, elle existait en lui. Son Giaour, dans un genre moins sobre et moins contenu, est encore un exemple de cette énergie de pinceau ; mais ce n’était pas là sa pente naturelle : après le Giaour, une autre inspiration de Byron le ramène bien vite à ses prédilections, aux tristesses de l’âme, à l’idéal mélancolique. Cette Medora, l’œil fixé sur la mer qui doit lui ramener son amant, est un des types favoris de l’imagination de Scheffer. C’est une beauté du Nord, un peu sylphide. Elle n’a ni les joues arrondies de Marguerite, ni les pommettes saillantes de Mignon ; rien d’allemand ni de bohémien ; ses traits ont plus de style ; on souhaiterait seulement que sa chair eût plus de consistance, plus de vie, moins de délicatesse : le peintre a trop voulu nous faire sentir que Medora doit mourir si Conrad ne revient pas.

Nous voilà presque au terme de cette phase de poésie qui occupe le milieu de la vie de notre artiste, et nous n’avons rien dit encore de sa Francesca di Rimini, de l’œuvre qui domine en quelque sorte cette période tout entière. Pour le public, le nom de Scheffer éveille avant tout l’idée de cette composition d’un genre si neuf et si touchant, de ce groupe si artistement enlacé, si bien uni d’un même supplice et d’un même vouloir, si tristement, si amoureusement emporté dans l’espace. N’eût-il jamais fait autre chose, l’auteur d’un tel tableau échapperait à l’oubli. Scheffer a pu trouver quelquefois des beautés d’un ordre supérieur ; il n’a rien produit d’aussi harmonieux,