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vilèges sans leur en garantir l’exercice et la jouissance. Sans l’abolition des abus administratifs et judiciaires, l’abolition du servage serait une lettre morte. Les vexations et les injustices d’une administration corrompue étaient amorties jusqu’ici par l’influence seigneuriale : le paysan affranchi y sera plus exposé, et il y deviendra plus sensible. Aujourd’hui les propriétaires administrent la Russie; tout marche sans qu’il en coûte rien à l’état; qu’arriverait-il si ce pouvoir venait à glisser des mains des seigneurs dans les mains avides d’une bureaucratie subalterne? Quel sera l’intermédiaire entre le peuple et le gouvernement, entre les paysans libérés et les propriétaires? C’est là une question vitale. Si le serf obtient la liberté, il ne faut pas que tout le monde devienne esclave. Les abus dont les hommes libres, les marchands et les bourgeois aisés sont victimes, suffisent pour avertir du danger qui viendrait atteindre les paysans seigneuriaux, danger qui ne peut être prévenu que par le concours actif des propriétaires riches et éclairés venant seconder l’administration locale. Les deux éléments les plus moraux et les plus salutaires à mettre en œuvre en Russie sont l’esprit d’association entre les citoyens, qui est le principe des communes libres, et l’emploi des supériorités sociales au service de l’intérêt général. Il faut une magistrature qui trouve son salaire dans la considération publique, et qui possède la douce autorité de l’influence et de la persuasion. Pour arriver à ce résultat, il faut, comme l’a si bien dit dans la Revue M. Léonce de Lavergne en parlant de l’Angleterre, il faut que l’esprit rural soit l’arôme qui pénètre les classes supérieures; au lieu de vivre au loin, celles-ci devraient rechercher la vie des champs comme source de considération et de légitime influence. Les plus riches propriétaires sont en Angleterre juges de paix, c’est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats administratifs et judiciaires, les représentans de l’autorité publique. Quoique la couronne les nomme en apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu’ils sont propriétaires. Il n’y a pas d’exemple qu’une commission de juge de paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré. Les pays libres fournissent un enseignement fécond et encourageant; la Russie peut aussi puiser d’utiles leçons chez des peuples voisins qui ont traversé depuis un demi-siècle des phases analogues à celles qu’elle est appelée à franchir elle-même. Elle fera bien d’étudier l’histoire de l’affranchissement des paysans de la Prusse et de l’Autriche, si elle veut, sans tomber dans des erreurs fatales, mener abonne fin la suppression du servage sur son propre territoire, et préparer de nouveaux rapports entre les propriétaires et les paysans libres de la Pologne.


L. WOLOWSKI, de l’Institut.