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aux paysans; ils demandent l’affranchissement avec la terre, c’est-à-dire qu’ils proposent de déclarer les serfs russes propriétaires de tout ou partie du sol qu’ils cultivent aujourd’hui, avec ou même sans indemnité pour le seigneur. Là se concentre tout le côté pratique de la question : ceux qui s’évertuent à prouver que le travail libre vaut mieux que le travail esclave, et que l’on doit mettre un terme à la propriété de l’homme sur l’homme, se donnent, on peut le dire, une peine fort inutile. Personne ne conteste ces vérités, et tout le monde est prêt en Russie à les mettre en pratique. On doit saluer avec joie cette manifestation éclatante de l’esprit public; pourvu que la liberté de l’homme soit garantie, le reste viendra. On peut agir avec plus ou moins de prudence, avec plus ou moins de précipitation; on peut commettre des erreurs dans les arrangemens matériels, et il serait utile de les éviter : le point capital est acquis, à la condition néanmoins qu’on évite de tomber de Charybde en Scylla, de la servitude dans le communisme.

Des rescrits impériaux et le programme du comité central exigent qu’un certain lot de terre, suffisant pour assurer au cultivateur sa subsistance et le paiement des charges fiscales, lui soit réservé en usufruit, moyennant une redevance payée en argent (obrok) ou une prestation de travail. Il paraît que dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg le comité provincial a fixé à neuf dessiatines (un peu moins de dix hectares) la quantité de terre allouée par ménage de paysans contre une prestation de vingt jours de travail par dessiatine, c’est-à-dire cent quatre-vingts jours de travail par an[1]. Nous n’entendons nullement apprécier en ce moment la charge qui résulte de cette fixation, nous nous bornons à constater un fait. La redevance, qu’elle soit exigée en travail[2] ou en argent, repose sur la terre et non sur l’homme; elle correspond à un avantage matériel assuré au cultivateur, elle ne grève plus l’âme. C’est le résultat d’un contrat de bail, d’une nature exceptionnelle, il est vrai, mais qui repose sur l’échange entre la terre livrée au travail personnel et le prix de cette jouissance.

La tendance à laquelle le gouvernement russe semble obéir se résume dans ces paroles du rescrit impérial adressé au gouverneur de Saint-Pétersbourg : « La noblesse a manifesté le désir d’améliorer et de fixer le sort des paysans, en déterminant clairement leurs obligations et leurs rapports avec le propriétaire. » Il s’agirait donc simplement de substituer aux redevances arbitraires une sorte d’abonnement, et de prendre l’étendue de la terre donnée en usufruit pour base de l’évaluation des charges. Une pareille mesure

  1. Il doit y avoir dans ce total une portion de journées de femme, dont le prix, naturellement plus bas, est estimé à moitié de la valeur de la journée d’homme.
  2. Dans ce cas, elle devrait toujours être rachetable à un prix déterminé.