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Au commencement du XVIIIe siècle, l’Esthonie et la Livonie passèrent sous le sceptre de Pierre le Grand ; la situation des paysans ne put qu’empirer en subissant l’inévitable contre-coup du servage qui s’était appesanti sur la Russie. Rien de plus curieux qu’une déclaration officielle adressée, en 1739, au collège suprême de justice, par le landrath baron Rosen, au nom de la noblesse livonienne. Ce document résume en traits vigoureux les principes qui dominaient alors. Le droit de propriété pleine et entière du seigneur à l’égard du serf est maintenu sans aucune réserve; tout bien acquis par le serf appartient à son maître par voie d’accession; les limites du châtiment disciplinaire ne sauraient, disait-on, être ni restreintes ni même définies; enfin défense est faite aux tribunaux d’accueillir une plainte quelconque de la part des serfs. L’impératrice Catherine II visita la Livonie en 1764 ; les plaintes qui parvinrent jusqu’à elle, le spectacle de la misère qui frappa ses yeux, la déterminèrent à provoquer une réforme. La diète (landtag) de ces provinces, convoquée en 1765, fit des concessions notables. Les prestations des paysans durent être fixées authentiquement, le droit disciplinaire des seigneurs fut limité, et l’on adoucit les peines. Il fut défendu de vendre des serfs sur la place publique et de séparer les époux. Le gouverneur-général comte Browne avait énergiquement insisté sur l’utilité de ces innovations. « Lorsque l’autorité, disait-il, prête sa voix à la cause du droit et du bien public, elle y prête également l’oreille, » et il invitait la noblesse à formuler des propositions; celles-ci ne répondirent guère à l’attente du gouvernement. La noblesse livonienne déclara qu’elle considérait le paysan comme la pièce la plus essentielle de l’avoir du maître; elle demanda simplement que tout gentilhomme accusé d’exactions à l’égard de ses serfs fut poursuivi pour délit de prodigalité : la question de justice et d’humanité s’effaçait devant la question d’intérêt. Une seule voix s’éleva contre ces étranges conclusions; ce fut celle du landrath baron Schantz d’Ascheraden. Dès 1761, il avait établi sur des bases équitables ses rapports avec les paysans de ses domaines, en leur octroyant une espèce de statut organique, connu dans le pays sous le nom de droit des paysans d’Ascheraden (Ascheradensches Bauernrecht). Ce document avait été condamné par la noblesse, comme pouvant agiter l’esprit de la population et susciter des troubles. Il se bornait cependant à reconnaître aux serfs les droits personnels qui leur furent bientôt concédés et le droit de possession héréditaire de leurs fermes. Le baron Schantz devint l’objet d’une hostilité violente de la part des nobles livoniens ; ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que ses compatriotes rendirent justice à cet homme de bien, en plaçant son portrait dans une des salles de la noblesse (Ritterhaus) à Riga.