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conservés; les paysans sont traités avec quelque ménagement, ils ont un protecteur puissant, intéressé à les défendre.

Dans l’état patriarcal, la servitude ne présentait pas un spectacle aussi désolant que celui dont nous sommes frappés aujourd’hui. Elle s’aggrave au contact du mouvement des sociétés modernes; fidèle reflet de l’enfance sociale, la condition des serfs ne s’accommode ni du déclin de la vieille noblesse, ni de la libre transmission des biens. Il faut à des hommes-plantes, qui croissent sur le terrain du seigneur, les liens d’affection et d’attachement transmis de génération en génération pour la famille de celui dont les ancêtres ont été les maîtres de leurs pères. Du moment où les anciens possesseurs ont cédé la place à ceux que le tchin (le service public) a élevés à la noblesse, en leur donnant le droit d’acquérir des terres, tout a changé : les rapports de sympathie entre les paysans et le seigneur se sont effacés. Il ne s’est plus trouvé d’un côté qu’un entrepreneur d’industrie, et de l’autre des machines de travail. La nécessité de rapports nouveaux, reposant sur la liberté du contrat, et non sur la rigueur de la dépendance, devint de jour en jour plus évidente. La servitude ne saurait subsister que tout d’une pièce; le droit patrimonial, strictement conservé dans les mêmes familles, permettrait seul de la maintenir sans aggraver le dommage moral et le préjudice matériel inséparables de cette confiscation de la liberté humaine. Ceux qui demandent l’établissement des majorats, comme institution fondamentale de l’empire russe, sont parfaitement conséquens, car les majorats représentent le complément du servage; mais si l’on veut relever la production, donner de l’impulsion au travail agricole, il faut rendre le sol accessible à l’influence des lumières et des capitaux, à l’esprit d’entreprise; il faut ouvrir l’accès de la propriété domaniale au lieu d’immobiliser celle-ci entre un petit nombre de mains.

Aujourd’hui la noblesse seule peut acquérir des terres peuplées de paysans, car seule elle a le droit de posséder des serfs : la hiérarchie du tchin, en créant des nobles héréditaires ou personnels, a ouvert à demi la voie de la concurrence; celle-ci sera complète le jour où l’abolition du servage mettra toute la propriété sur le pied des terres sans paysans, que chacun peut acheter. Alors seulement l’agriculture, vivifiée par un esprit nouveau, donnera l’essor à des ressources fécondes; mais en même temps que la propriété domaniale prendra un autre aspect, il faut que les paysans affranchis puissent, eux aussi, arriver à la possession permanente du sol, il faut que, fermiers, censitaires ou propriétaires, ils abdiquent les pratiques communistes, impossibles à maintenir du moment où, au lieu de dépouiller simplement la terre, il s’agit de la cultiver. En