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ne peut dire que nous ayons aimé la force pour la force. Quand nous avons aimé la monarchie, il nous a fallu presque la diviniser afin de pouvoir l’adorer ; la loyauté française a été proverbiale, et il n’y a pas oppression quand il y a amour. Jamais nous n’avons adoré d’idoles sans les avoir prises pour des dieux. La France tombe et se relève en regardant en haut, et il semble que sa jeunesse soit éternelle. Voilà pourquoi je comprends, sans la partager, l’erreur des historiens qui ont trop souvent pris ce qu’elle a voulu pour ce qu’elle a fait. Ainsi pensait M. Thierry quand il écrivit l’Introduction à l’Histoire du Tiers-État. Il avait l’esprit, comme le caractère, profondément national ; il avait la faiblesse de croire que les idées de 1789 valaient quelque chose, et que cette égalité, un peu décriée de nos jours, était, presque autant que la liberté, un principe de dignité pour l’âme humaine. Sans doute, il eût pu faire plus équitable la part du bien et du mal dans le passé. Il pouvait admirer la politique nationale de Louis XI et de Richelieu sans excuser leurs crimes à l’intérieur ; il pouvait croire que les communes et les états-généraux eussent servi à quelque chose au XVIIe siècle, puisqu’ils avaient servi au XIVe et qu’il ne peut être bon pour un peuple que la raison et le bon droit soient du côté des vaincus. Mais s’il ne s’est pas suffisamment gardé de ce fatalisme optimiste, il s’est gardé d’un autre fatalisme tout aussi dangereux, celui qui lie les destinées d’un pays d’une manière absolue à son passé et à ses habitudes. Croire que le passé pèse sur l’avenir d’un poids impossible à soulever, c’est faire tout aussi petite la part de la liberté humaine ; croire que la liberté est invinciblement attachée à certaines formes et à certaines habitudes sociales, c’est faire tourner toute l’histoire dans un cercle infranchissable. On a fait autrefois la part trop grande aux idées générales ; on la fait aujourd’hui trop petite. La France ne vaut quelque chose dans le monde que par ses idées générales. Elle n’a jamais cherché le bien comme un intérêt, mais comme une idée et comme une vertu ; elle aime beaucoup mieux même l’idéal que l’honnête. Rien n’y est définitif, si ce n’est l’indéfini et le mouvement ; on peut s’en désespérer, mais il ne faut pas le méconnaître. Peut-être est-il dans l’histoire des nations une heure solennelle où elles choisissent, sans le savoir, entre la vie et la mort ; mais personne ne doit ni le croire ni le dire, et chacun doit adresser à l’avenir la parole du vaincu de Crécy : « Ouvrez, c’est la fortune de la France. »

M. Thierry n’a plus repris la plume depuis l’Introduction à l’Histoire du Tiers-État. Malgré la vivacité toujours croissante de ses souffrances, la vie semblait lui promettre encore de longs jours : il avait pour ainsi dire payé des arrhes à la mort. Il y était cependant préparé depuis longtemps. Dans les derniers jours de sa vie, il avait