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l’homme aime mieux se souvenir qu’espérer, et, en repassant dans sa mémoire les temps heureux où son esprit s’éveillait à la vie intellectuelle, il y retrouva ce souvenir des Martyrs de Chateaubriand, qui, au collège de Blois, l’avaient mené comme par la main dans un monde de poétique réalité tout nouveau pour lui. Ce souvenir, qui vint se représenter alors à son esprit, comme un ami d’enfance après une longue séparation, a produit le livre qui passe à bon droit pour son chef-d’œuvre, les Récits des Temps mérovingiens. Je ne sache pas de plaisir plus grand, plus satisfaisant pour l’esprit, que de suivre de livre en livre un grand écrivain, de le voir arriver, de progrès en progrès, à la perfection de sa manière. C’est un spectacle que nous donnent rarement les écrivains contemporains, entraînés par le succès à l’exagération de leurs qualités et de leurs défauts. Les Récits mérovingiens signalent l’épanouissement complet du talent de M. Thierry. Dans l’histoire de la conquête normande, il avait donné un éclatant modèle d’histoire composée ; il lui restait à nous donner ce que j’appellerais volontiers un modèle d’histoire intime, c’est-à-dire d’histoire où il n’y eût guère que des hommes et peu d’événemens. Des flots d’hommes et de faits se pressaient dans les chapitres largement composés de la Conquête d’Angleterre ; un cadre restreint (cinquante années à peine), cinq ou six personnages principaux d’une époque presque inconnue, telle fut la donnée des Récits mérovingiens. Un seul chroniqueur devait fournir la trame de ce tissu, Grégoire de Tours, le Froissart de ce temps, aussi naïf, mais plus honnête que celui du XVe siècle ; le reste, il le fallait chercher dans des documens épars, quelques-uns contestables au point de vue de la véracité, mais tous portant l’empreinte ineffaçable de ces temps si profondément originaux. Un historien allemand eût récusé tous les témoins, biffé tous les documens, et replongé cette époque dans la mythologie anté-historique ; M. Thierry fit de tout des documens : il retrouva la vie absente de l’énorme et précieuse compilation d’Adrien de Valois, et quand Adrien de Valois, quand Grégoire de Tours lui manquèrent, il n’hésita pas à chercher même dans les poètes les traits qui lui parurent empreints d’une forte couleur locale, la légende poétique créée par une vive impression des choses, et recouvrant à peine d’un tissu léger la véritable histoire. Des inductions hardies sur les passions et les idées des hommes dans l’état semi-barbare firent jaillir du chaos de ces temps des lumières inattendues, et les documens législatifs révélèrent, par des analogies bien naturelles, les faits qu’ils étaient destinés à réprimer ou à prévenir.

Une telle composition est quelque chose de hardi sans doute, la route en est bordée d’écueils ; mais qui pourrait ne pas convenir