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— On me l’a donné, parce qu’on a voulu me le donner. Ça ne regarde personne.

— Qui te l’a donné ? N’est-ce pas ?… Christian s’arrêta, craignant de montrer des soupçons qu’il était prudent de cacher, — Va-t’en, dit-il, va-t’en vite, car si je découvrais que tu es quelque chose de pis qu’un ivrogne, je t’assommerais sur la place. Va-t’en, et que je ne te revoie jamais, ou malheur à toi !

Puffo, effrayé, se retira précipitamment. Christian, pour le tenir à distance, avait mis exprès la main sur le large couteau norvégien du major. La vue de cette arme terrible suffit pour effrayer le bohémien, qui craignait surtout de voir Christian lui arracher son or, pour se livrer à une enquête sur la source de cette richesse inexpliquée.

Le Livournais sortit très indécis du donjon. Johan, qui outre-passait quelquefois de son chef les intentions secrètes du baron, ne lui avait pas précisément donné de l’argent pour faire ce qu’en style de grands chemins, Puffo appelait, un peu en tremblant, un mauvais coup, mais pour le décider à se tenir tranquille si son maître était provoqué et entraîné dans une rixe fâcheuse. Johan l’avait confessé ; il savait par lui que Christian était bouillant et intrépide. Il lui avait fait entendre, sans compromettre le baron, que Christian avait déplu au château à quelqu’un de très puissant, qu’on avait découvert en lui un espion français, un personnage dangereux, que sais-je ? Puffo n’avait pas compris un mensonge qui n’était peut-être point encore assez grossier pour lui. Ce qu’il avait compris, c’était la somme glissée dans sa poche. Son intelligence s’était élevée jusqu’au raisonnement suivant : Si on me paie pour laisser faire, on me paierait bien plus pour agir. Il avait donc eu l’idée de prendre les devants ; il avait cru trouver Christian sans armes et sans méfiance : le courage lui avait manqué, et un peu aussi la scélératesse. Christian était si bon que la main avait tremblé au misérable : à présent qu’il était vaincu et humilié, qu’allait-il faire ?

Tandis que Puffo se livrait à la somme très minime de réflexion dont il était capable, Christian, ému et fatigué au moral plus qu’au physique, s’était assis sur son coffre, perdu dans une rêverie mélancolique : « Triste vie ! se disait-il en contemplant machinalement la marionnette étendue par terre, qui avait été si près de lui entamer le crâne. Triste société que celle des hommes sans éducation ! Il faut pourtant, plus que jamais, que je m’y habitue : si je rentre dans les derniers rangs du peuple, d’où je suis probablement sorti, et dont j’ai vainement essayé de me séparer, il me faudra certainement plus d’une fois avoir raison, par la force du poignet, de certaines natures grossières que la douceur et le sentiment ne sauraient