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labes. Pour rien au monde il ne l’eût regardée en face, et nous eussions pu croire que, tout en demeurant sous le même toit, il était resté des mois entiers sans la voir, si nous ne l’eussions surpris montant dans un gros chêne où il se tenait perché pendant des heures entières, la regardant travailler dans le jardin. Un soir pourtant il sortit de son mutisme. Nous étions tous quatre au coin du feu. « Maîtresse, dit-il à la vieille dame, il va bientôt falloir me donner mes gages, car je tire au sort dans un mois. » En effet, il avait vingt et un ans, et on était au commencement de 1812. « Je vais tirer au sort, continua-t-il, et l’on va faire de moi ce qu’on a fait des autres ; on va m’envoyer en Espagne, où les curés me pendront, me crucifieront, m’arracheront le cœur, me brûleront à petit feu, comme ils ont fait à Pierrille, à Lagoanère et au forgeron.

— Bah ! lui dis-je, il ne faut pas voir les choses en noir. Il y en a qui reviennent, et c’est un mauvais moyen pour se tirer d’affaire que de s’effrayer d’avance.

— Qui vous dit que je m’effraie ? s’écria-t-il avec emphase, et si cela me convient d’être tué par les Espagnols ! Ma mère est morte ; personne ne me regrettera. Quant à moi, je ne regretterai personne, excepté mes pauvres bœufs, ce pauvre Millet surtout, qui ne sait pas manger tout seul. »

Ménine ne souffla mot et continua de filer.

La vieille dame supputait tout bas ce qu’elle pouvait devoir à Blasion et surtout ce qu’elle pourrait lui retenir sur ses gages. Après quelques momens de silence, il se leva, alluma la chandelle de résine et s’écria avec exaltation : « Oui, ils les pendent, ils les crucifient, ils leur arrachent le cœur, ils les brûlent tout vivans ; mais je n’ai pas peur d’eux, moi. »

Quelques semaines après, Blasion tira au sort et amena un mauvais numéro (il n’y en avait pas beaucoup de bons à cette époque) ; il fut incorporé dans un régiment de ligne qui faisait partie du corps du maréchal Suchet. Janouet et Saint-Jean, qui l’aimaient, voulurent fêter son départ, et la vieille dame, bon gré, mal gré, fut obligée de consentir à ce banquet d’adieu. Le pauvre Blasion ne mangea pas, mais il but beaucoup et surtout parla avec une verve intarissable. Comme le disait Saint-Jean, il se décarêma de six mois de silence. Il jura d’embrocher tous les moines espagnols et de séduire toutes les Catalanes. L’heure du départ sonna et vint calmer cette exaltation. Il prit son paquet qu’il mit au bout d’un bâton, il embrassa Janouet, Saint-Jean et la vieille dame, et quand il arriva à Ménine, il eut bien envie de passer fièrement devant elle ; mais le courage lui manqua.

— Vous pouvez bien m’embrasser, dit-il en baissant les yeux, puisque je ne reviendrai pas.