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ainsi ? Vous me direz que M. le curé vous recommande d’être sage ; mais votre sagesse vous fera-t-elle trouver un mari ? Quel est le propriétaire qui voudra épouser une mendiante, fille de mendiante, si vaillante, si sage et si belle qu’elle soit ? Vous restez sage, et pour qui ? Pour un rustre qui vous fera travailler du matin au soir dans les fanges de l’hiver et dans la fournaise de l’été ; encore n’êtes-vous pas sûre de n’être pas battue. Au bout de deux ou trois ans, vous serez maigre, laide, brûlée par le soleil, déformée par les enfans, inquiète sans cesse du pain du lendemain. N’est-ce pas là une belle destinée ! Ne vaudrait-il pas mieux guérir mon pauvre Janouet ? C’est un cœur d’or. Qu’est-ce que cela lui coûtera, quand la mère sera morte, de prendre une métairie et de la mettre dans votre tablier ? Une de plus, une de moins, il n’en sera ni plus riche, ni plus pauvre, et vous aurez des champs, des prés, des landes, des vignes, une maison. Tous les galans des environs vous courtiseront ; il en viendra même de la ville ! Vous n’aurez qu’à vous baisser pour en prendre un. Qu’avez-vous à craindre ? Janouet vous aime trop pour vous causer du chagrin, et son plus grand bonheur sera de vous donner tout ce qui vous conviendra. N’est-ce pas une pitié de voir la plus jolie fille de Panjas ainsi vêtue ! Quand vous aurez une robe de coton rayée et un mouchoir de soie, pensez-vous qu’il y en ait une seule qui se puisse comparer à vous ? Je ne vous demande pas de me répondre oui ou non, mais pensez à ce que je vous ai dit. »

Ménine ne se fâcha pas en entendant le discours. Elle remercia, en riant, le monsieur du bien qu’il lui voulait, lui demanda s’il avait une maîtresse et lui proposa d’intercéder pour lui auprès d’elle. Le soir, elle vint me raconter tout. Elle avait le cœur triste. Depuis plus d’un mois, Blasion ne lui avait pas adressé la parole, « Il est maigre, dit-elle, il est pâle, il est jaloux, il croit que j’écoute Janouet. Qui sait ? peut-être croit-il que j’écoute le comédien. Il se fait bien du mal, il m’en fait beaucoup. Tant pis pour lui, s’il est fou ! Certainement je ne courrai pas après lui. » Et elle se mit à pleurer.

Blasion détestait surtout Saint-Jean, qui était encore plus détesté par une autre personne du château, par la vieille dame. Elle trouvait que cet étranger s’était installé bien cavalièrement chez elle. Elle désirait le mettre dehors, mais tous les mauvais procédés avaient échoué contre le sang-froid imperturbable de Saint-Jean. Elle essaya de le chasser par la famine ; cette ruse de guerre tourna contre elle. Quand les deux amis s’aperçurent que chaque jour la soupe devenait moins grasse, les légumes plus véreux, le vin plus pâle et le pain plus noir, ils allèrent dresser leur tente dans les métairies environnantes, où ils firent main basse sur les agneaux, les canards, les poules et les dindons, éventrèrent les barriques de provisions et dîmèrent d’avance sur les légumes frais. Aussi fallait-il