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son arrivée au château, elle épousa Soulès, alors âgé de cinquante ans. Ils n’étaient jeunes ni l’un ni l’autre, car elle avait au moins quarante ans. En les voyant si riches, les gens du pays commençaient à les traiter avec respect ; mais quelques frondeurs disaient tout bas que bien mal acquis ne profite jamais. Il arriva un événement qui donna raison à ces derniers : un matin, les gendarmes se présentèrent au château pour arrêter Soulès et son beau-frère. Celui-ci, qui apparemment ne se sentait pas la conscience bien nette, monta dans sa chambre et se tira un coup de pistolet au milieu du front. On mena Soulès à Auch. Le bruit courut qu’on allait lui faire son procès comme accapareur, et qu’il serait condamné. La frayeur et le mauvais air de la prison l’enlevèrent en quelques jours. Sa veuve supporta ce malheur avec une grande impassibilité, et peu de mois après la mort de son mari elle mit au monde un enfant, ce petit Janouet que j’avais rencontré dans la lande le jour de mon retour.

Obligée d’administrer seule cette immense fortune territoriale, qui se composait de plusieurs milliers d’hectares, la dame de La Roumega (on commençait à lui donner ce nom dans le pays) ne parut pas effrayée. La majeure partie du domaine se composait de métairies, il s’agissait seulement de surveiller les métayers ; en proie à une défiance continuelle, elle avait le génie de l’espionnage. Pour les terres qu’elle gardait sous sa main, son système était bien simple et pouvait se résumer ainsi : demander à la terre tout ce qu’elle pouvait donner et lui rendre le moins possible.

Lorsque je me présentai chez elle, je vis l’intérieur du château pour la première fois. Il y avait bien des années qu’il n’avait pas été habité par son propriétaire lorsqu’il changea de maîtres. Un régisseur y demeurait seul avec sa famille et quelques valets. Son état de délabrement me surprit. C’était un immense bâtiment carré construit en briques, flanqué de quatre tours. Trois de ces tours s’étaient en partie écroulées. Des chênes et des sureaux avaient pris racine dans leurs décombres, et des ronces vigoureuses les entouraient de tous côtés. D’une partie des fossés on avait fait un jardin ; le reste, abandonné aux roseaux, servait d’asile à une nuée de grenouilles qui, pendant les nuits d’été, assourdissaient les environs. Sur la face méridionale, on avait plaqué une grande maison construite avec les débris du château ; elle communiquait avec la tour restée en bon état et transformée en grange.

Cette habitation était située au milieu d’un bois de chênes vieux comme le monde, qui lui donnait un air sombre et sinistre. À deux cents pas du château se trouvait un immense étang dont les berges étaient couvertes de broussailles où se cachaient pendant le jour des bandes de loups qui, la nuit, désolaient le pays.