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noirs. Elle avait sur sa figure un air de bonne humeur qui vous attirait à elle, et ma première pensée, en la voyant, fut (Dieu me le pardonne) assez méchante. « En voilà une, me dis-je, qui, si elle peut devenir fille, ne fera pas languir les galans… » Quand elle eut fini de chanter, je m’écriai : « Eh ! drôles, que faites-vous ? les porcs vont au maïs ! » Les deux garçons se levèrent effrayés ; mais, voyant que je les trompais, ils se rassurèrent et me répondirent : « Nous écoutons la petite sorcière. » La jeune fille leur donna quelques coups de son bâton, et ils se mirent à rire. J’allais leur demander d’où ils étaient, lorsqu’un nouveau personnage apparut tout à coup.

Une vieille dame à cheval, ou plutôt le spectre d’une vieille dame sur un spectre de cheval, se montra dans le chemin creux qui bordait la lande. C’était une dame, bien que son bonnet, qui avait eu son jour de propreté, eût depuis longtemps passé du blanc au roux, et du roux au noir ; il était assez bon du reste pour la tête qu’il recouvrait. Un petit châle rouge, une robe crasseuse en indienne, un tablier bleu à larges poches, faisaient d’elle une espèce d’épouvantail à effrayer les corbeaux dans la saison des fèves. Elle était assise sur un bât de meunier, et éperonnait son cheval à l’aide d’un parapluie de cotonnade. Son cheval était d’une maigreur effrayante. Je le vois encore ce pauvre alezan brûlé, avec ses hanches saillantes, ses côtes à jour, ses grappes et ses éparvins. Il marchait la tête entre les jambes, et sa longue crinière blanche lui tombait sur les yeux. Elle sauta lestement de cheval, escalada le tertre, et courut sus aux drôles en brandissant son parapluie. Légère comme un oiseau, en deux bonds la petite fut auprès de moi. L’un des garçons se sauva dans le bois, mais l’autre se mit en devoir de rassembler ses brebis, et c’est lui qui supporta tout le poids de la bourrasque. La dame le poursuivait en l’appelant voleur, fainéant, gourmand ! L’enfant jetait des cris lamentables ; mais, étant parvenu à mettre une distance honnête entre lui et le parapluie, il disparut derrière une haie d’épines noires. La vieille dame sonda du regard l’épaisseur des broussailles, et, persuadée qu’elle ne trouverait pas l’autre délinquant, elle grommela quelques menaces, me regarda de travers, puis avec une grande agilité se remit d’un saut sur son cheval, qui pendant cette alerte paissait tranquillement l’herbe du chemin. Ayant aperçu la petite fille, elle lui fit une horrible grimace : « Ah ! c’est toi, fille du diable, dit-elle ; si jamais tu reviens au château, je te ferai manger par les chiens. » Après cet adieu, elle dépensa le reste de sa fureur contre les flancs de son cheval, qui s’était de nouveau attablé au revers d’un fossé, et s’en alla majestueusement.

La petite la regarda partir en serrant fortement son bâton. « Ses chiens,… ses chiens ! dit-elle, ils ne sont pas si méchans qu’elle ;