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des drôles[1]. Plus ils mangeront, plus ils deviendront beaux et plus tôt ils travailleront. »

Le père Francéson était fécond en saillies amusantes, et quand il rencontrait un chantier d’ouvriers, il plantait en terre son grand bâton ferré et se tenait derrière eux, raillant celui-ci, encourageant celui-là, et racontant l’histoire des vieilles familles du pays. Il faisait ainsi passer une heure ou deux, pendant lesquelles on ne s’apercevait pas que la terre était dure et le soleil ardent. Il vint nous trouver un jour dans les landes, au sommet du plateau du Catalan, qui domine une partie du département. Sur les bords de la lande qu’on fauchait passe une route qui va de Nogaro à Estang. Je causais avec lui, lorsque nous aperçûmes une voiture qui montait la côte. C’était une calèche élégante qui sortait évidemment des ateliers du meilleur carrossier de Toulouse ou de Bordeaux. Elle était attelée de deux magnifiques bais-bruns normands et conduite par un domestique en livrée.

Au fond de la calèche se trouvait une vieille dame vêtue de noir. Sa figure, pâle et intelligente, était encadrée par de longs bandeaux de cheveux blancs qui faisaient ressortir la vivacité de deux yeux noirs d’une beauté encore remarquable. À côté d’elle, une demoiselle rousse, simplement habillée, avait toutes les apparences d’une gouvernante anglaise. Ce qui rendait cette supposition probable, c’était la présence de deux enfans sur le devant de la calèche, deux petites filles dont l’aînée pouvait avoir dix ans, toutes deux blondes, charmantes et mises avec une élégance pleine de goût. Quand la voiture passa auprès de nous, la vieille dame se souleva un peu, et, saluant des yeux et de la tête, elle dit en patois : « Bonjour, Francéson. — Bonjour, Ménine, » répondit celui-ci.

La voiture continua sa route.

J’entendis autour de moi des ouvriers qui disaient : C’est Mme  de La Roumega. Quoique je n’eusse pas l’honneur de connaître cette dame, la plus grande propriétaire sans contredit de tout l’Armagnac, j’avais pensé que c’était elle ; mais ce qui m’avait étonné, c’était le ton délibéré et presque paternel que le mendiant avait pris en lui disant : Bonjour, Ménine.

— Vous connaissez Mme  de La Roumega ? lui dis-je.

— Sans doute, me répondit-il d’un ton légèrement narquois.

— Il y a longtemps ?

— Je mentirais, si je disais que je l’ai vue naître, mais j’ai assisté au mariage de son père et de sa mère. Je puis même dire que si elle se promène aujourd’hui en carrosse, c’est un peu à moi qu’elle le

  1. Dans le bassin de la Garonne et de l’Adour, le mot drôle a une acception toute particulière : il est des deux genres et signifie jeune garçon ou jeune fille. Il ne se prend pas en mauvaise part.