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fort mal intentionnés les uns pour les autres, bien qu’ils eussent associé leurs inquiétudes autour du châtelain et leur surveillance sur la proie commune. Le vieux comte de Nora, le plus pauvre de tous, avait seul conservé sa dignité au milieu d’eux et son franc-parler avec le baron.

Aucun testament du baron ne pouvant porter atteinte aux droits de Christian, celui-ci avait compris, aux regards et à quelques mots de M. Goefle, qu’on allait se livrer à cette recherche seulement pour apaiser la bande rapace des héritiers, et gagner du temps jusqu’à ce que l’on se vît en mesure d’agir ouvertement. Christian avait également compris, au silence expressif de ses amis sur son compte, que le moment n’était pas venu de se faire connaître, et que, jusqu’à nouvel ordre, l’accusation jetée par Johan sur ses prétentions devait être considérée comme non avenue.

Les héritiers avaient, on le pense bien, accepté avec joie cette situation, que semblaient établir la pantomime dénégative de M. Goefle et l’air de parfaite sécurité très naturellement pris par Christian à partir du moment où il s’était vu rassuré sur le sort de Stenson. Donc Christian seconda les intentions de ses amis en ne les accompagnant pas dans la recherche du testament, et il ne songeait plus qu’à s’enquérir discrètement de Marguerite, lorsqu’il se trouva en présence de la comtesse d’Elvéda, dans la galerie.

Elle le reconnut du plus loin qu’elle le vit, et, venant à sa rencontre : — Ah ! ah ! dit-elle gaiement, vous n’étiez donc point parti, ou vous êtes revenu, monsieur le fantôme ? et dans quel costume êtes-vous là ? Arrivez-vous de la chasse en plein minuit ?

— Précisément, madame la comtesse, répondit Christian, qui vit, à l’air enjoué de la tante de Marguerite, combien peu il était question, dans son esprit, de l’escapade de sa nièce. J’ai été chasser l’ours fort loin, et j’arrive pour apprendre l’événement…

— Ah oui ! la mort du châtelain ! dit la comtesse d’un ton léger. C’est fini, n’est-ce pas ? et on peut respirer maintenant ? J’ai eu du malheur, moi ! De mon appartement, on entendait tous les gémissemens de son agonie, et j’ai été obligée de me réfugier dans celui de la jeune Olga, qui m’a régalée d’une autre musique. Cette pauvre fille est très nerveuse, et quand je lui ai appris qu’au lieu de voir les marionnettes, il nous fallait ou partir à travers le brouillard ou rester dans la maison d’un moribond jusqu’à ce qu’il lui plût de rendre l’âme, elle est tombée dans des convulsions effrayantes. Ces Russes sont superstitieuses ! Enfin nous voilà tranquilles, j’espère, et je vais me mettre en route, car il est, je crois, question de sonner une grosse cloche que l’on ne met ici en branle qu’à la mort ou à la naissance des seigneurs du domaine. Donc je me sauve, moi, car il n’y aurait pas moyen de dormir, et cette cloche des morts me