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habile, quand j’aurais dû surtout passer pour un capitaine heureux.

La Légère, malgré le rapport peu favorable que je fis sur ses qualités, ne fut pas désarmée. J’en remis le commandement à un jeune officier de beaucoup de mérite. Je lui indiquai les précautions qu’il devait prendre dans le cours de sa navigation, et je l’engageai à ne pas se fier à la coquette apparence de ce joli navire, qui chancelait sous le poids de son artillerie. Il semblait que j’avais le pressentiment du triste sort réservé à mon successeur : quelques mois après, la Légère chavirait à l’entrée de la Loire. J’avais donc plus d’un motif de remercier mon heureuse étoile, qui, malgré mille traverses, ne m’avait pas abandonné un instant dans le cours de cette pénible campagne.

Quoi qu’il en soit, c’est un triste métier que celui auquel une infériorité numérique hors de toutes limites condamnait alors notre marine. A moins d’avoir des bâtimens infiniment supérieurs à ceux de l’ennemi, circonstance rare, et qui ne s’est présentée qu’une fois, — pendant la seconde guerre que les États-Unis ont faite à l’Angleterre, — on est à peu près certain de faire ainsi détruire sa marine en détail. Le père Hoste l’a très judicieusement observé, il y aura bientôt deux cents ans : « Il n’en est pas de même des engagemens sur mer et des combats de terre. Une armée, quand elle est inférieure en force, se retranche, occupe des postes avantageux, se couvre par des bois et des rivières, suppléant ainsi à la force qui lui manque; mais sur mer il ne peut y avoir d’autre avantage que celui du vent, et le vent est chose trop inconstante pour qu’on y puisse compter. Une flotte est comme une armée surprise en rase campagne, qui n’aurait ni le temps ni les moyens de se retrancher. Je pense qu’il serait difficile à cette armée de prendre un bon parti, si elle était de beaucoup inférieure à l’ennemi. » Ce que le père Hoste disait d’une flotte, nos dernières guerres maritimes ont prouvé qu’on peut le dire avec non moins de raison de divisions détachées.

Il me reste plus d’une croisière à raconter encore et plus d’un enseignement utile à en tirer. Mon histoire à cette époque est à peu près celle de toute la marine française. Puissent ces récits sincères, en montrant qu’il n’y a guère plus de profit que d’honneur à écumer les mers, nous ramener aux saines traditions du temps de Louis XVI, et nous faire enfin comprendre la nécessité d’avoir une grande marine ou de n’en pas avoir !


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.