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tous mes efforts pour m’écarter de la direction qu’ils suivaient. J’avais pris la bordée du sud. Il ventait très grand frais. La goélette, sous le poids de son immense voilure, était envahie par l’eau, qui submergeait jusqu’à la ceinture les marins placés sous le vent aux écoutes. Tant que les bâtimens anglais ne furent pas sous le vent, c’est-à-dire dans l’impossibilité de nous poursuivre, je continuai à conserver cette voilure dangereuse : j’aimais cent fois mieux m’exposer à chavirer qu’à être pris. Aussitôt que l’ennemi fut hors de vue, je revirai de bord et je gouvernai vers l’archipel des Açores.

Notre passage au milieu de cet archipel fut pénible. Nous étions au mois d’août, c’est-à-dire dans la saison où de grandes brises d’est règnent assez fréquemment. Des coups de vent successifs allongèrent désagréablement notre traversée. Lorsque nous parvînmes à l’entrée du golfe de Gascogne, nous aperçûmes un grand nombre de navires, parmi lesquels se trouvaient plusieurs bâtimens de guerre. Aucun d’eux ne se dérangea de sa route pour nous donner la chasse. L’apparence tout américaine de la Légère valait presque un sauf-conduit. Nous atteignîmes ainsi la hauteur des côtes de Portugal. Là, nous fûmes enveloppés d’une brume tellement épaisse, que nous aurions passé inaperçus au milieu d’une escadre. Ce brouillard se dissipa au coucher du soleil, et les premières clartés qui se firent autour de nous nous montrèrent à très petite distance une frégate sur laquelle nous gouvernions sans nous en douter. Nous serrâmes le vent aussitôt. Ce brusque changement de route éveilla les soupçons de la frégate : elle se couvrit de voiles et manœuvra pour nous joindre. Elle n’y eût certainement pas manqué, si une nuit des plus noires ne fût venue à notre secours. Je fis fausse route, et je réussis à faire perdre à l’ennemi notre trace. Je me félicitais déjà du succès de mes combinaisons, lorsque les vigies annoncèrent devant nous un autre bâtiment courant dans une direction à peu près opposée à celle que nous suivions. Ce bâtiment nous dépassa, mais presque aussitôt après il vira de bord, et gouverna sur nous en faisant feu de ses canons de chasse. Nous lui ripostâmes de nos deux canons de retraite. Le circuit que ce navire avait dû faire pour venir se placer dans nos eaux m’avait parfaitement permis de reconnaître qu’il n’avait que deux mâts. C’était donc un ennemi à peu près de notre taille ; mais il marchait beaucoup mieux que la Légère, et nous suivait sans peine avec ses seuls huniers. La nuit se passa à escarmoucher. Au point du jour, nous nous serrâmes de plus près, et nous nous envoyâmes réciproquement une bordée de toute notre artillerie, en arborant simultanément nos couleurs. Qu’on juge de notre étonnement : nous portions tous les deux le pavillon français ! Après nous être mutuellement informés du mal que nous nous étions