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très mauvaise apparence, et j’hésitais à m’engager pendant l’obscurité dans des passes aussi difficiles. Nous nous préparâmes donc à serrer nos voiles et à mouiller une ancre pour attendre le jour. En ce moment, les hommes qui venaient de monter sur les vergues annoncent des brisans devant nous. Cet avis n’avait rien qui pût m’émouvoir. Nous courions vers le Petit-Connétable, et je savais qu’un banc presque à fleur d’eau s’étend à trente ou quarante mètres au nord de cet îlot. Je me contentai de faire mettre le cap un peu plus au large. On signale de nouveaux brisans sous le beaupré du brick. Je donne à l’instant l’ordre de mouiller. Notre ancre n’était pas encore au fond que déjà ces prétendus brisans nous avaient enveloppés : c’était un ras de marée qui se déclarait. Lorsqu’un de ces ouragans bouleverse au loin l’Atlantique, l’agitation de la mer se propage comme une onde sonore jusqu’à ces plages boueuses. La vague qui les rencontre, brusquement arrêtée, se dresse en mugissant. Je me trouvais pour la première fois en présence de ce redoutable phénomène. Le vent ne soufflait pas avec une très grande force, et cependant la mer, blanche d’écume, grossissait de minute en minute. Les lames couvraient le brick de l’avant à l’arrière. J’avais fait mouiller une seconde ancre et condamner tous les panneaux, précaution sans laquelle nous eussions été submergés. Nos câbles tenaient bon, mais les ancres cédèrent peu à peu à cet énorme effort. Sans se rompre, elles tracèrent lentement leur sillon dans la vase. Bientôt nous nous trouvâmes par un fond moindre que notre tirant d’eau. Nous avions chassé de plus de trois milles. Notre échouage même ne nous arrêta pas. Nous continuâmes à glisser sur le fond, toujours portés à terre par une force irrésistible. La nuit fut affreuse. Lorsque le jour parut, je voulus à tout prix m’arracher aux dangers de cette situation. Le brick le Galibi s’était jadis perdu dans les mêmes parages et dans des circonstances analogues. Un débris d’arbre enfoncé dans la fange avait traversé sa carène. Pour échapper à un pareil destin, j’eus d’abord recours aux moyens ordinaires. Je fis virer sur le câble de la première ancre que nous avions mouillée; l’ancre vint jusqu’à bord sans avoir déplacé le brick. Le Milan ne se détachait du fond que dans les soubresauts que lui imprimaient les masses d’eau qui menaçaient à chaque instant de l’engloutir. Je pris alors un parti désespéré : j’ordonnai de hisser et d’orienter les vergues des huniers, sans déferler encore aucune voile. Une amarre passant par un des sabords de poupe fut fixée sur le câble : c’est ce que les marins appellent faire embossure. A un signal donné, le câble fut coupé. Le brick, n’étant plus retenu que par sa poupe, céda lentement au vent et tourna sur lui-même.

Chacun, bien prévenu, se trouvait à son poste. Toutes les voiles