les droits du souverain. Il jouit d’une autorité sans bornes et sans partage, mais il ne peut partager non plus avec qui que ce soit sa responsabilité. À tous les incidens, c’est lui qui doit répondre. Qu’un brisant se montre soudain sous la proue, que le navire se couche sous une rafale imprévue, que la mâture se brise, qu’une voie d’eau ou un incendie se déclare, qu’une division ennemie apparaisse à l’horizon, c’est vers lui à l’instant que tous les yeux se tournent. Il est prévenu, qu’il avise ! Il semble que ces graves événemens le concernent seul, et qu’il ne doive plus rencontrer dans ses officiers ou son équipage que les instrumens passifs de sa décision. Cette décision même, il faut qu’il la prenne pour ainsi dire d’instinct. On l’éveille en sursaut, le danger est pressant ; ses ordres doivent avoir la rapidité de l’éclair sous peine d’arriver trop tard. De combien de marins cet état perpétuel d’appréhension et d’angoisses n’a-t-il pas détruit le sommeil ! Le criminel bourrelé de remords trouve un oreiller plus paisible que l’officier de marine qui, n’étant pas né pour le périlleux honneur du commandement, ose en affronter les redoutables chances. C’est donc à ce point de sa carrière qu’un officier d’avenir se dessine ; c’est alors seulement qu’on peut juger si l’écolier est fait pour devenir maître à son tour.
Le moment de passer par cette épreuve était arrivé pour moi. J’avais vingt-trois ans, j’en comptais plus de six à la mer[1], et ma dernière campagne s’était accomplie dans des conditions qui avaient dû me faire acquérir les qualités du marin, pour peu que la nature m’en eût donné l’étoffe. Le 18 mars 1796, je reçus l’ordre de me rendre à Rochefort pour y prendre le commandement d’un brick de vingt-deux canons. C’était une faveur bien flatteuse pour un jeune homme qui, sous le régime de l’ancienne marine, n’eût sans aucun doute été élevé à ces hautes fonctions qu’après un long stage dans les positions subalternes. La jeunesse a un fonds d’insouciance qui ne lui laisse apercevoir que le beau côté des choses. Je n’eus pas un instant la pensée des difficultés qui pouvaient m’attendre dans la situation nouvelle qui m’était faite. Le commandement d’un navire de guerre sous le directoire n’était pas cependant une faveur de tous points enviable. La marine avait, plus qu’aucune autre branche des services publics, subi le contre-coup de la révolution. Lorsque tout semblait renaître en France, ses mauvais jours à elle n’étaient point encore passés. Pour qu’on puisse apprécier sous l’empire de quelles circonstances j’allais essayer mes forces et courir à de nouvelles aventures, il est indispensable que je me reporte à quelques années
- ↑ Voyez la première série de ces souvenirs dans les livraisons du 15 décembre 1857, du 1er, 15 janvier et 1er février 1858.