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de laquelle, prise dans les glaces qui adhérent encore au rivage, se trouve une frégate à demi incendiée. On approche, c’était la Pallas, abandonnée de son équipage. Sa mystérieuse disparition s’expliquait enfin. Ne pouvant, par suite de son tirant d’eau supérieur à celui de l’Aurora, franchir comme elle les bancs de l’Amour, ne voulant pas s’exposer dans la baie de Castries à des chances presque certaines de capture, dès le début de la guerre elle était venue se réfugier dans cette retraite connue seulement des Russes, et pendant près de deux ans elle avait pu trouver la sécurité la plus complète dans ce port ignoré, devant lequel avaient peut-être passé vingt fois les navires qui la cherchaient. À terre, tout portait les traces d’un séjour prolongé : de nombreuses maisons grossièrement construites en bois, des jardins, un cimetière. En cas de surprise ou d’attaque, des batteries avaient été élevées de manière à ne tomber entre nos mains qu’après avoir épuisé les moyens de défense. Le manque de vivres avait seul dii forcer l’ennemi à livrer la Pallas aux flammes pour gagner l’Amour dans ses embarcations. Ainsi, destinée singulière, des trois frégates qui étaient venues montrer le pavillon russe dans ces mers lointaines, une seule devait revoir le port, laissant derrière elle deux coques naufragées, ensevelies au fond de l’Océan, tombeau trop commun du marin et de sa flottante patrie.


III.

La nouvelle du traité de Paris devait peu après donner aux événemens que nous avons retracés leur conclusion naturelle. Dans cette chasse de deux ans, où une faible division de quelques navires à peine armés, traquée par les vaisseaux des deux premières marines militaires du monde, était, à force d’activité, parvenue à leur échapper, il y avait, nous l’avons dit, une leçon profitable pour tous, et particulièrement pour nous. Cependant, si des événemens on passe au théâtre qui en a été le témoin, on verra la question s’agrandir encore, et les enseignemens qu’elle nous offre acquérir une nouvelle portée. La Russie sera-t-elle une puissance maritime sur le Pacifique ? La mer du Japon est-elle destinée à devenir un lac moscovite ? Tels étaient les deux problèmes que soulevaient naturellement les tardives révélations de la guerre.

Les projets de la Russie sur la côte asiatique remontent à une date assez récente. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, l’empereur Kien-lung abdiquait à Pékin la couronne impériale, l’une des principales consolations qu’il emportait dans sa retraite, disait-il, était d’avoir humilié cette puissance, et de fait Catherine la Grande s’était vue contrainte de lui envoyer un ambassadeur afin d’obtenir qu’il suspendît le progrès de ses armes. À cette époque, on se préoc-