Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dernière ancre, d’abord impuissante à arrêter le dangereux progrès du navire, que chaque instant rapproche des roches aiguës et menaçantes d’un des îlots de la baie. Cet îlot, c’est la perte de tous ; on en était à cent mètres lorsque tombait l’ancre de salut, bientôt on en est à quelques mètres seulement. Dans ce moment solennel, dit le journal d’un des officiers russes, pas une parole ne fut entendue, mais plusieurs fois les têtes se découvrirent instinctivement, comme pour saluer la mort, à laquelle chacun était préparé ; le navire roulait si violemment qu’il était impossible de se tenir sur le pont, et qu’un canon, brisant les liens qui l’attachaient à la muraille, fut précipité dans la batterie en marquant son trajet par de nombreuses victimes. Dans l’un de ces mouvemens, la Diana se couche sur le flanc, ses bastingages sont dans l’eau ; pendant cinq minutes, cinq siècles, chacun reste ainsi littéralement suspendu entre la vie et la mort ; enfin la frégate se redresse lentement. Autour d’elle, les eaux ont repris un calme comparatif, les lames ont disparu, le tremblement de terre a cessé[1]. Par un étrange contraste de la nature, le ciel avait tout le temps gardé sa sérénité, la température n’avait pas varié, le baromètre était resté à la même hauteur, et la faible brise qui soufflait n’avait pas changé de direction.

À terre, le désastre était complet. À peine l’œil pouvait-il reconnaître l’emplacement qu’occupait la ville, dont trente maisons seulement, sur mille, étaient restées debout ; des jonques avaient été portées jusqu’à plus de trois kilomètres dans l’intérieur des terres, qui, dit le journal déjà cité, avaient semblé pendant le phénomène s’abîmer par instans sous les eaux. Enfin plus de trois cents cadavres flottant sur la rade attestaient les meurtriers effets de la rage des élémens. Quant à la Diana, le jeu incessant des pompes permettait seul de la maintenir à flot ; vainement voulut-on la conduire dans une baie voisine où les réparations eussent peut-être été possibles : la tentative que l’on fit pour atteindre ce refuge n’aboutit qu’à démontrer l’impérieuse nécessité d’un abandon définitif, et les trois cents bateaux japonais qui remorquaient le navire durent s’éloigner devant une brise sans cesse fraîchissante. Déjà l’eau envahissait rapidement toutes les parties du bâtiment, la ligne blanche de sa batterie était noyée, et quelques minutes après que les embarcations l’eurent quittée, la noble frégate, comme si elle se fût débattue contre la mort, s’inclina, se redressa, puis s’abîma len-

  1. Les vagues qui engloutissaient la ville de Simoda se firent ressentir jusque sur la côte de Californie, où elles arrivèrent en 12 heures 16 minutes à San-Francisco, et en 12 heures 38 minutes à San-Diego ; c’est une vitesse de plus de 200 mètres par seconde. En chacun de ces deux points, l’eau s’était d’abord élevée d’environ deux décimètres pendant une demi-heure, puis était revenue pendant une heure à son niveau ordinaire, et ainsi de suite sept fois, l’élévation anormale diminuant chaque fois.