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digression, qui nous permettra de faire connaître une forme de naufrage certainement non prévue par la classification anglaise dont nous avons parlé.

Le navigateur qui arrive à Yédo peut apercevoir, à quelque distance au sud de cette riche capitale de l’empire japonais, une baie étroite, profondément encaissée dans de hautes montagnes, fermée par des écueils sur lesquels se brise la lame blanchissante, semblable en un mot à un véritable nid de pirates. C’est le petit port de Simoda, où se trouvait le 23 décembre 1854 la belle frégate la Diana, portant le pavillon de l’amiral Poutiatine, chargé des négociations de la Russie avec le gouvernement du Japon. La matinée était claire, le ciel pur, la mer calme, lorsqu’une violente secousse se fit ressentir, prélude d’un tremblement de terre. A peine notre heureux pays connaît-il de nom ces effroyables phénomènes où la mer déchaînée franchit par un irrésistible élan ses barrières naturelles, et vient jusqu’au milieu des terres détruire en un instant des villes entières. La Diana devait en éprouver toute la sinistre horreur. Quelques minutes après la secousse, une vague monstrueuse pénètre dans la baie et s’étend au loin sur le rivage; une seconde la suit, plus formidable encore, puis une troisième ; en moins d’un quart d’heure, les dernières maisons de la ville sont balayées, et toutes les jonques amarrées dans le port sont entraînées par le reflux destructeur des lames. Les assauts désordonnés de la mer se succèdent alors avec une rapidité telle que bientôt l’étroit entonnoir de la baie semble une sorte de gouffre dans lequel les eaux tourbillonnent avec la plus effrayante rapidité. Cependant, par une sorte de miracle, au milieu de cette épouvantable convulsion, la frégate tient encore son mouillage; entraînée jusqu’à décrire en une demi-heure soixante-dix tours sur ses ancres, elle voit ses chaînes roidies se tordre comme les brins d’un câble gigantesque. Par instans enlevée sur le sommet de la montagne liquide qui se reforme incessamment, au retrait du flot elle retombe lourdement de tout le poids de sa coque sur le fond où s’entr’ouvre sa membrure disjointe; parfois même ses ancres sont presque à sec, mais officiers et matelots n’en sont pas moins admirables de calme et de sang-froid; toutes les précautions sont prises, et chacun attend à son poste le lugubre dénoûment qui semble inévitable. La rade présente un aspect d’une confusion sinistre : les jonques flottent au hasard, se brisant entre elles au puissant ressac des vagues énormes qui se succèdent sans intermission; des restes de maisons, des toitures entières sont également le jouet des eaux, et l’on entend de toutes parts les cris des malheureux qui se cramponnent à ces débris, dans les suprêmes convulsions d’une lutte désespérée. Enfin la frégate commence à chasser; on mouille la