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travers les trois cents lieues de bois et de marais qui séparent Ayan d’Irkoutsk[1]. Aussi les imaginations s’étaient-elles complaisamment représenté ce port comme le point de ralliement où troupes et navires étaient venus s’abriter derrière de redoutables fortifications. Le mécompte fut complet. Une bourgade sans défense, composée de quelques magasins, d’une douzaine de maisons de bois abandonnées comme celles de Petropavlosk, et de misérables cabanes d’indigènes groupées autour de ces somptueux palais, c’était là toute la ville. C’était là que les habitans de ce lieu de désolation voyaient tristement s’écouler leurs hivers sous la neige, et leurs étés sous une brume épaisse et malsaine : rude et chétive existence pour les fils de cette terre glacée, plus rude encore, dans son âpre nu dite, pour les hardis pionniers du commerce qui viennent en ce lointain exil chercher un gain durement acheté. Contraste puéril peut-être, mais touchant: sur cette rive inhospitalière, où le scorbut réclame périodiquement ses victimes, où les joies mêmes de la famille sont empoisonnées, car l’enfant européen n’y vient au monde que scrofuleux, chaque pas montrait à nos marins le pâle azur du myosotis sauvage, dont la fleur délicate, au milieu de la sombre nature qui l’entourait, semblait moins un ironique défi que la muette prière d’un sol déshérité.

L’évacuation d’Ayan continuait pour les alliés la série des nombreux désappointemens qui marquaient la campagne de 1855, car non-seulement ce port était désert, mais les autres points de la mer d’Okhotsk où les Russes auraient pu se réfugier avaient aussi été pour la Constantine l’objet d’une exploration sans résultats. De son côté, le Commodore Elliott, après plusieurs jours de recherches infructueuses, avait dû abandonner l’idée d’un chenal conduisant dans l’Amour par le nord. Heureusement une prise d’une valeur réelle vint apporter une sorte de compensation à tant de fatigues inutiles. Le soir du 3 août, un vapeur anglais sortit du rideau de brume qui fermait l’horizon de la rade d’Ayan, et vint mouiller près de son chef, en remorquant un brick aux couleurs brémoises sur lequel se voyaient entassés près de trois cents prisonniers russes! Ces trois cents hommes, qui n’eussent été en Europe qu’un détachement insignifiant, acquéraient dans ces mers lointaines toute l’importance d’un véritable corps d’armée. Par quelle fortune inattendue, par quel singulier coup du sort tombaient-ils ainsi entre nos mains à bord d’un simple navire marchand, également étranger aux deux puissances belligérantes? Il faut pour l’expliquer remonter encore de quelques mois en arrière. Que l’on nous pardonne cette courte

  1. La nouvelle de la mort de l’empereur Nicolas était parvenue à Ayan en quarante-huit jours. C’était l’un des trajets les plus rapides qui eussent encore été accomplis.