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verses îles abriter sous l’habit noir et le chapeau rond leur dignité un peu embarrassée de cette élégance civilisatrice. Le Japonais, grâce au ciel, même dans l’étiquette des circonstances officielles, est resté fidèle au costume et aux usages de ses pères. Sous le fin tissu de crêpe noir, apanage du rang des gouverneurs, brillait une robe de soie dont le jaune fauve se mariait richement au pourpre pâle de pantalons de la même étoffe ; en arrière se tenaient deux gardes portant les sabres de ces hauts dignitaires, soigneusement renversés, les poignées en haut, et plus en arrière encore sept conseillers assis sur leurs talons étaient prêts à sténographier toutes les paroles de l’entrevue. Quant à l’interprète japonais, agenouillé, le regard à terre, il transmettait les paroles de son maître, sans changer de position ni lever les yeux, dans un murmure que le respect hiérarchique rendait à peine perceptible. L’audience ne dura pas moins de trois heures ; il fallait passer du français au chinois, puis du chinois au japonais, et l’on concevra sans peine qu’interlocuteurs et interprètes vissent arriver avec plaisir la fin de l’entretien. Restait le cérémonial final du repas, auquel une dernière étiquette, dont on pouvait soupçonner l’authenticité, empêchait, disait-on, le gouverneur d’assister. Déjà, au début de la réception, thé et sucreries avaient été servis avec l’accompagnement obligatoire des longues pipes de bambou, aux fourneaux en argent de la capacité d’un dé à coudre ; cette fois on plaça devant chaque convive, sur un plateau de laque rouge, une tasse également de laque, renfermant un mélange peu tentant de vermicelle et de poisson bouilli, tandis qu’une deuxième coupe de laque d’une extrême finesse était destinée au saki, boisson fermentée extraite du riz, et d’un goût assez semblable à celui d’un vin du Rhin rendu légèrement amer. Je ne chercherai nullement à prétendre ici que tout homme emporte, comme on l’a dit, la patrie à la plante de ses pieds ; une vérité beaucoup moins contestable et nullement paradoxale est le respect avec lequel chaque marine promène sur toute l’étendue des deux hémisphères le culte vénéré de sa cuisine nationale : c’est dire que le ragoût japonais n’eut pas plus de succès que n’en aurait eu en pareille occasion pour nos marins, sur les bords du Yan-tse-kiang, un plat de chenilles rôties ou de nids d’hirondelles. Après que chacun y eut touché du bout des lèvres, on leva la séance pour rentrer à bord dans l’ordre de la matinée. Chacun de nos officiers avait la satisfaction d’avoir passé une journée dont la précise et méticuleuse ordonnance n’eût été désavouée ni à Versailles ni à Marly.

Il est inutile d’ajouter qu’il y avait autre chose que les banales formalités d’une réception officielle dans cette entrevue, qui empruntait une signification particulière aux graves problèmes soulevés par l’attitude récente des grandes puissances maritimes vis-à-vis du