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taient le bord, précédés et suivis des bateaux de cérémonie, à l’avant desquels se dressaient les lances, symboles de la dignité des chefs qu’ils portaient. A mesure que nous avancions, les jonques de droite et de gauche se repliaient derrière nous, accompagnant des formidables éclats de leurs gongs les chants aigus des rameurs et grossissant le cortège officiel d’une queue bruyante et bariolée, dont le tumulte ne cessa que lorsque nos embarcations, arrivées à terre, y furent reçues par les fonctionnaires députés à cet effet par le gouverneur. C’était là que commençait réellement le triomphe de l’étiquette japonaise, mais les visiteurs étrangers devaient dérouter ses plus savantes combinaisons. A la vue des chaises à porteur dans lesquelles on prétendait le faire entrer lui et son état-major, plus effrayé par les chétives dimensions de ces boîtes incommodes que séduit par les peintures laquées des parois et par les riches soieries des tentures, le commandant de la Constantine se mit en devoir de franchir à pied la courte distance qui le séparait du palais. La route était du reste tracée d’avance : de chaque côté, les maisons étaient recouvertes d’étoffes horizontalement rayées de bleu et de blanc, et la haie était formée par des troupes dont l’uniforme rappelait vaguement le costume national de nos paysans bretons. Au palais, nouvel incident : le commandant se refuse encore à l’étiquette, qui cette fois veut le séparer de ses officiers. Enfin l’on est introduit devant le gouverneur ou plus exactement devant les gouverneurs, car une des règles invariables de l’ombrageuse politique japonaise est de contrôler, au moyen de deux titulaires, l’exercice de toute fonction importante[1].

Une chose dont il est impossible aujourd’hui de contester l’évidence, c’est la disparition graduelle de ce que l’on est convenu de désigner sous le nom de couleur locale. A la grotesque cour des Sandwich, nous avions vu les princes du sang affublés de l’habit d’officier-général et du large cordon rouge qui leur semble consommer le mystère de l’initiation européenne; nous y avions vu, au pompeux enterrement de Kamehameha III, les députations des di-

  1. Le Japon offre sans doute le seul exemple au monde d’un gouvernement pourvu simultanément de deux empereurs. Cette singulière abondance de biens ne découle pas, il est vrai, du principe que nous venons de signaler comme régissant toute l’administration du pays, et les gages réels de la souveraineté sont entre les mains d’un seul de ces empereurs, le siogon; l’autre, le mikado, ne jouit que de prérogatives honorifiques, dont l’inflexible étiquette de la cour lui fait si rudement sentir le poids que, pour y échapper, il prend fréquemment le parti extrême d’abdiquer après quelques années de règne. C’est à peu près, on le voit, l’histoire des maires du palais et des rois de France de la deuxième race. Des deux côtés, ce curieux phénomène politique a été amené par les mêmes causes, mais il est ici un indice caractéristique du respect que le Japonais a voué à ses traditions, car la coexistence du siogon et du mikado fonctionne ainsi depuis plusieurs siècles. Les deux titres du reste ont également héréditaires.