Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lire aujourd’hui ces vieilles querelles, on s’étonne que tant d’encre ait été dépensée en un tel sujet. L’esprit est plus satisfait de trois autres brochures qui remontent à la même date : Baccalauréat et Socialisme, la Loi, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. La dernière surtout est pleine de grâce et de vigueur : elle est la sœur légitime des Sophismes et rappelle les meilleurs jours de Bastiat. Il y montre les réalités à côté des apparences, le fond des choses opposé à la surface, les conséquences réelles des faits près des conséquences accidentelles, le bien durable près du bien précaire. L’un est ce qu’on ne voit pas, l’autre ce qu’on voit; l’un se nomme la vérité, l’autre le préjugé. La donnée est heureuse, et le développement ne l’est pas moins. Bastiat y passe en revue, et avec une rapidité entraînante, toutes les matières en litige, l’impôt, les consommations, les subventions, les travaux publics, les restrictions industrielles et commerciales, les fonctions des intermédiaires, les machines, le crédit; c’est un petit traité d’économie politique où rien ne languit et où chaque page a son attrait.

Au milieu de tant de travaux qu’animait l’esprit de lutte et qui en gardaient l’empreinte, Bastiat sentait lui-même qu’il lui manquait un titre sérieux, plus réfléchi, plus recueilli, plus susceptible de durée, et qui résumât, sous une forme dogmatique, les idées pour lesquelles il avait si longtemps et si vaillamment combattu. Sa préoccupation et aussi sa douleur sont de n’avoir ni la force ni le temps de conduire cette tâche jusqu’au bout; il compte les heures qu’il a encore à vivre, et il entrevoit qu’elles seront insuffisantes; il s’en ouvre à ses amis, et ces épanchemens ne sont pas la partie la moins attachante de cette correspondance qui a été livrée à la publicité. Il avait pourtant son plan, un plan net, simple comme tous les siens, et qui n’eût demandé, pour aboutir à une œuvre de maître, qu’un peu plus de loisir et une main plus ferme. Bastiat, dont le cœur était aussi élevé que la raison, n’avait pu prendre son parti d’un reproche qu’on adresse communément à l’économie politique, celui de disserter sur les faits sans tenir compte des hommes, de s’occuper de ce qui est plutôt que de ce qui doit être, de l’utile plus que du juste, d’opérer sur la matière vivante comme sur la matière inanimée avec la précision et aussi avec l’insensibilité d’une machine. A l’appui de ces accusations, les preuves apparentes n’avaient pas manqué, et tels en étaient le nombre et la puissance que des économistes mêmes, comme Sismondi, avaient reculé devant leurs propres doctrines, au spectacle des misères qu’engendrent les révolutions de l’ordre industriel. C’était là le levier dont se servaient les écoles factieuses ou chimériques pour soulever les passions de la multitude et la détourner à leur profit des voies sûres, mais sévères,