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tans des fonctions publiques sans distinction, sans exception, depuis le siège le plus humble jusqu’au banc des ministres. Dans sa candeur, Bastiat s’imaginait que les hommes changeaient avec les régimes, et qu’un appel au désintéressement serait entendu dans un pays qui avait pris les armes contre tous les abus. Un nouveau mécompte l’attendait : après un moment de surprise, l’assemblée écarta sa proposition, Bastiat raconte lui-même comment ce revirement eut lieu. « Quand je suis monté à la tribune, dit-il[1], je n’avais pas dix adhérens; quand j’en suis descendu, j’avais la majorité. Ce n’était pas la puissance oratoire qui avait opéré ce phénomène, mais la puissance du sens commun. Les ministres et ceux qui aspirent à le devenir étaient dans les transes; on allait voter quand la commission, M. Billaut en tête, a évoqué l’amendement : il a été renvoyé de droit à cette commission. Dimanche et lundi, il y a eu une réaction de l’opinion, d’ailleurs fort peu préparée, si bien que mardi chacun disait : les représentans rester représentans ! mais c’est un danger effroyable, c’est pire que la terreur... Bref, je suis resté avec la minorité, composée de quelques exaltés, qui ne m’ont pas mieux compris que les autres. » Cet incident, qui donne la mesure des dispositions que Bastiat apportait dans la carrière politique, explique le rôle assez effacé qu’il y joua.

A la suite de sa déconvenue électorale de 1846, il se rejeta avec plus de chaleur que jamais vers les études qui lui étaient familières, et où sa droiture était moins dépaysée. Depuis quelque temps, Bordeaux était le siège d’une agitation en faveur de la liberté des échanges, dans laquelle figuraient les notabilités du commerce local, et qui avait recueilli un fonds de 100,000 francs à l’aide de souscriptions volontaires. Marseille et Le Havre avaient suivi l’impulsion, et à la ligue des ports répondait, dans Paris même, un mouvement qui s’appuyait d’un côté sur quelques noms honorablement connus, de l’autre sur un petit nombre d’hommes appartenant à l’industrie et à la haute finance. Bordeaux, Le Havre et Marseille avaient constitué leurs comités; Paris songeait à former le sien, et Bastiat devait en être le secrétaire. Il y revint pour assister à cet enfantement, qui fut des plus laborieux. Bien des personnages sur lesquels on avait compté refusèrent leur concours quand il s’agit de se mettre en évidence ; il ne resta que les plus déterminés, ceux qui ne faisaient pas fléchir leurs doctrines devant de petites considérations. Même ainsi réduite, l’association ne marcha pas sans entraves, ni sans tiraillemens. Il fallait rédiger un manifeste, et la patience de Bastiat, qui tenait la plume, fut mise à de rudes épreuves dans ce tra-

  1. Lettres à M. Coudroy.