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vince, et qu’il accompagna d’une introduction où les faits sont résumés avec une force et une lucidité remarquables. On y voit, on y suit les progrès de cette association, qui, d’économique qu’elle est, devient peu à peu politique, dispose d’un fonds de 8 à 10 millions, s’empare d’un certain nombre de sièges dans le parlement, contraint sir Robert Peel à s’infliger un démenti public, à compléter de ses mains une réforme qu’il avait longtemps combattue, et disperse si bien les élémens du parti tory qu’ils n’ont pu se reconstituer depuis lors dans leurs anciennes conditions de puissance et d’intégrité. Cette histoire a été écrite par M. Guizot, et avec une autorité trop grande pour qu’il soit utile d’y insister[1]; elle est restée dans tous les souvenirs. Le mérite de Bastiat est d’en avoir retracé les débuts et d’y avoir ajouté ses impressions personnelles. Il ne se borna pas en effet à traduire les documens émanés de la ligue, il voulut la voir à l’œuvre, connaître ses principaux acteurs, assister aux réunions qu’elle multipliait dans les districts manufacturiers. Vers le milieu du mois de juillet 1844, il arrivait à Londres; sa première visite fut pour M. Cobden, qui l’accueillit comme l’un des siens et sur-le-champ lui offrit l’hospitalité. « Voici une maison, lui dit-il, que nous avons louée pour recevoir nos amis; il faut vous y installer. » Et comme Bastiat faisait quelques façons : « Cela peut ne pas vous être agréable, ajouta-t-il, mais c’est utile à la cause; Bright, Moore et autres ligueurs passent ici leurs soirées; il faut que vous soyez au milieu d’eux. » Dès ce moment commença, entre ces deux hommes qu’animaient des convictions communes, une intimité qui ne s’altéra jamais, et qu’entretint la correspondance la plus active.

De cette correspondance, une partie n’a pas été publiée, et l’intérêt en eût été grand : ce sont les lettres de M. Cobden. Il me souvient d’en avoir lu plusieurs; elles frappaient par leur touche vigoureuse et cette solidité de raison qui est inhérente au génie anglais. Point de phrases, point de digressions, point de prétention au style, mais des argumens simples, précis, bien enchaînés, bien déduits. Les réponses de Bastiat sont l’histoire des efforts qu’il fait et des travaux qu’il entreprend pour la cause. Quelquefois elles expriment des espérances; le plus souvent elles portent l’empreinte de l’amertume et du découragement. La tâche lui semble plus lourde à mesure qu’elle traîne en longueur, et les ardeurs du début s’éteignent devant les difficultés qu’il rencontre. Il voit autour de lui bien des défaillances; il assiste à des déchiremens intérieurs; les uns ne veulent que des fractions de liberté, d’autres acceptent la liberté en principe, mais parlent de la mettre sous la remise jusqu’à

  1. Voyez la Revue du 13 mai, 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1856.