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au milieu d’hommes bienveillans, fort unis entre eux, quoique différant d’opinions à beaucoup d’égards : les uns contenus par des engagemens politiques, les autres plus libres, mais ayant moins d’autorité. « Si notre isolement de province, ajoute-t-il, nous a empêchés de meubler beaucoup notre esprit, il nous a donné du moins, sur une question spéciale, une justesse que des hommes mieux doués et plus instruits ne possèdent peut-être pas. » La conclusion de Bastiat était qu’il ne voyait pas à ses côtés un parti ferme et homogène, et son premier coup d’œil ne l’avait pas trompé; il n’en éprouvait pas néanmoins du découragement. Ce que d’autres n’ont pu ni voulu faire, il l’essaiera; les élémens existent, il ne s’agit que de les réunir et de leur imprimer le mouvement : il y a des soldats et des soldats éprouvés; d’armée proprement dite, il n’y en a pas; il faut en créer une et la mener à l’ennemi. Quant aux moyens, ils sont indiqués : un journal d’abord, et à côté d’un journal des publications spéciales; une chaire ensuite, avec un caractère officiel, si c’est possible, ou, faute de mieux, avec un caractère privé; enfin une agitation publique pour éveiller dans le pays le sentiment d’intérêts qui s’ignorent et, par suite de cette ignorance même, sont impunément et implacablement sacrifiés. voilà le programme de Bastiat, et, à vrai dire, ce programme n’avait de nouveau que la volonté d’y persévérer; d’autres l’avaient conçu avant lui; c’était en outre un emprunt à l’école anglaise. Pour se rendre compte des obstacles que la réalisation de ce programme devait rencontrer parmi nous, il convient de voir comment les choses se passent.

Sans doute, à en faire le dénombrement exact, il existe en France une plus grande masse d’intérêts à qui la liberté serait profitable qu’il n’y en a d’enchaînés à la jouissance de privilèges abusifs. On peut compter d’une part les industries qui se protègent elles-mêmes et vivent du débouché étranger : l’agriculture, engagée pour une portion de ses produits et pouvant rester neutre au sujet des autres; la marine, qui est pour un état autant une richesse qu’un instrument de défense; le commerce des ports, auquel se rattachent l’activité coloniale et les développemens de la circulation intérieure; le fisc lui-même, dont la fonction est de viser à l’accroissement du revenu plutôt qu’au maintien d’une surveillance stérile; le consommateur enfin, qui doit garder le premier rang, et pour qui le bien-être se mesure au prix plus ou moins élevé des objets qui défraient ses besoins. D’autre part figurent des industries considérables, il est vrai, et dignes de beaucoup de ménagemens, mais dont la prétention ne saurait être de transformer leur convenance particulière en un droit général et définitif, ni de contraindre éternellement le pays à se conformer à leurs allures, comme si, dans une armée en