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I.

Quoique Bastiat soit mort à près de cinquante ans, sa carrière militante n’embrasse que six années, et il y fut jeté, comme on le verra, presque malgré lui et par le plus singulier des hasards. Né à Bayonne le 19 juin 1801, il resta orphelin de très bonne heure, sous la tutelle de son grand-père et d’une tante qui lui a survécu, après l’avoir entouré pendant son enfance de soins maternels. Son éducation, commencée au collège de Saint-Sever, s’acheva à Sorèze, et fut marquée par des succès. Au sortir de là, il entra dans le comptoir de son oncle, négociant à Bayonne, destiné, à ce qu’il semble, à lui succéder et à suivre la carrière du commerce. Une correspondance avec quelques amis[1], qui a été publiée dans le premier volume de ses œuvres, indique quelles étaient dès cette époque les préoccupations et les incertitudes de son esprit, Bastiat cherche sa voie; il s’adresse à la philosophie, puis à la religion, aux influences supérieures, comme à son véritable élément, peut-être aussi comme à une diversion nécessaire au milieu des travaux positifs auxquels il est assujetti. Il est artiste encore: il aime et étudie la musique, et se prend pour le violoncelle d’un goût qui ne l’abandonnera plus. Au fond, le maniement des affaires et la poursuite de la fortune lui conviennent peu : la vocation n’y est pas, il y apporte des sentimens trop libres, trop dégagés de calcul personnel; il se sent mal à l’aise dans un comptoir, et au premier prétexte il s’empressera d’en sortir. Ses besoins sont ceux d’un sage, il en a pris la mesure dès l’âge de dix-neuf ans, et il n’entend pas, comme il l’écrit à un de ses confidens, « s’imposer pendant de longues années le fardeau d’un travail ennuyeux pour posséder le reste de sa vie un superflu inutile. » Dans le commis, il y a toujours du philosophe, et l’un nuit à l’autre. En matière de commerce, mieux vaut agir que raisonner.

Cependant il a entrevu, au milieu de cette besogne aride, le but vers lequel ses efforts tendront plus tard, et dont la recherche mettra son nom en évidence. « Un bon négociant, dit-il, doit connaître l’économie politique, ce qui sort da domaine de la routine et exige une étude approfondie. » Deux auteurs, Jean-Baptiste Salvet et Charles Comte, semblent surtout avoir fait une profonde impression sur lui ; il s’empare de leurs idées pour les appliquer et les commenter: il y trouve ce charme et cet intérêt qui naissent d’une discussion méthodique et frappent d’une vive lumière les esprits disposes à la réflexion. Il y joint l’analyse de ses propres sentimens, et le premier

  1. MM. Félix Coudroy et M. V. Cahuètrs, aujourd’hui président de la cour d’appel de Bastia.