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rain, sa verve, si concentrée qu’elle fût, était intarissable. Entre cent autres projets, il méditait depuis longtemps un grand poème sur l’époque héroïque de son pays. Ce devaient être trois récits, Tristan, Merlin, Arthur, poétiques et touchantes histoires, distinctes l’une de l’autre et unies cependant par un lien commun sous ce même titre : la Chute de la Bretagne. Brizeux répondait ainsi à la critique de M. Magnin, critique intelligente et féconde, puisqu’elle provoquait une telle ardeur. L’ouvrage, d’après le plan de l’auteur, n’aurait pas eu moins de trois mille vers ; c’eût été le pendant du poème des Bretons. On aurait vu en face la Bretagne fabuleuse et la Bretagne réelle, les pères et les enfans, les druides et les prêtres, les héros et les pâtres[1].

On a parlé de ses vivacités, de ses brusques humeurs, de ses enthousiasmes et de ses antipathies également passionnés ; pourquoi omettrais-je ce trait de physionomie qui achève de le peindre ? Il s’en est accusé lui-même, et plus d’une fois, dans ses vers. N’oublions pas d’ajouter que la passion chez lui cédait bien vite à la raison ; nul n’était plus prompt à revenir. La générosité du cœur réparait les emportemens de l’esprit. Je n’en citerai qu’un exemple, et si je choisis celui-là, c’est qu’il se rattache à une œuvre du poète. Un jour, au début de la guerre de Crimée, quand il écrivait ses appels à l’Allemagne, il avait composé une autre pièce, une invective furieuse contre la race germanique. L’Allemagne était la Chine de l’Europe, le pays des conseillers titrés, des mandarins pédans ; il raillait tout, le philosophe, le philologue, l’étudiant alourdi par la bière.


L’éternel professeur avec sa fiancée
Éternelle ;


bref, la satire et l’insulte y étaient prodiguées à pleines mains en des vers merveilleusement frappés. J’écoutai en souriant, puis je pris la défense de l’Allemagne ; je lui peignis en quelques mots ce noble peuple dévoué à la science, aux lettres, à la pensée ; je lui rappelai en quelle estime y étaient tenus les poètes, comme les maîtres de l’art y étaient populaires. Bien des choses qu’il aimait en Bretagne se retrouvaient, lui disais-je, dans les vallées du Neckar ;

  1. On ne lira pas sans intérêt le programme du poète : « L’histoire et les noms de Gauvain, Lancelot, Ivain, Perceval, Érec, se mêleront à cette trilogie. Artliur pourra paraître dans le poème de Tristan, de Merlin, et chacun réciproquement dans les trois poèmes, de manière à faire un tout de ces trois histoires séparées. Le bénéfice de ce plan est de conserver isolé chacun de ces poétiques récits, et cependant de former un tout nommé la Table-Ronde ou la Chute de la Bretagne. Le défaut du poème de l’Arioste, œuvre admirable, c’est que, le lien étant naturellement rompu et le nombre des acteurs immense, l’intérêt ne s’arrête sur personne,… mais il ne voulait qu’amuser. Il faut que ce poème intéresse et touche. Mœurs héroïques, sans emphase, mais prises au sérieux. »