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pas exagérer l’influence, mais qui n’en a pas moins, à titre de protestation ou d’exemple, une certaine portée. Indépendamment des avantages en quelque sorte spirituels que présente ce genre particulier de littérature, un intérêt historique s’attache aux mémoires des missionnaires, de la compagnie de Jésus ou des autres ordres, qui ont exercé dans les régions les plus lointaines de l’Asie et du Nouveau-Monde leur courageux apostolat. Il y a des contrées, en Asie surtout, dont nous ne connaissons la géographie que par les travaux ou seulement même par les correspondances familières des missionnaires; il en est dont la politique intérieure et extérieure ne peut être sainement comprise que si l’on étudie parallèlement pour ainsi dire l’histoire des missions catholiques qui s’y sont établies, histoire très variée, pleine d’alternatives et d’incidens, mélangée de triomphes éclatans et de sanglans revers.

Ce sont peut-être les pays visités par les disciples de saint Ignace qui ont vu le plus souvent leur histoire influencée par la présence des apôtres de la foi. Au Japon, en Chine, en Cochinchine, à Siam, les noms de missionnaires jésuites se trouvent mêlés à de graves événemens politiques, à des révolutions, à des actes de diplomatie. — Voilà bien, s’écrieront les malveillans, la preuve de cette ambition persévérante, de cet ardent désir de domination qui a toujours entraîné dans les intrigues de la politique les milices de la compagnie de Jésus ! — Non, répondront les esprits plus calmes et mieux instruits des faits: n’allez point, sur de pareils indices, intenter le procès aux jésuites. Ce n’est point l’ambition politique qui les a poussés aux extrémités de l’Asie. Le singulier intrigant que le père Alexandre de Rhodes, fondateur de la mission du Tonkin! Ce n’est pas non plus leur intrusion volontaire et réfléchie dans les affaires intérieures des états de l’extrême Orient qui a successivement élevé si haut et ramené si bas leur fortune. C’est au caractère particulier de leur apostolat, à leur intelligence supérieure, à leur esprit de résolution, c’est à leurs qualités énergiques mises au service de la foi qu’il convient d’attribuer la grande part qu’ils se sont faite partout où ils ont passé, tour à tour ministres des souverains asiatiques, ou expulsés, ou martyrs. Les autres congrégations qui ont concouru avec les jésuites à la prédication du catholicisme n’ont pas déployé moins de vertu; elles n’ont pas été moins braves devant le péril, mais elles ont été en général plus sages, et dans l’intérêt même de la foi elles se sont montrées moins aventureuses. Voyez le père Tissanier, un jésuite du XVIIe siècle, s’embarquant pour le Tonkin : « Le bâtiment était si petit, si frêle, si mal équipé, qu’il faisait peur à tous ceux qui le voyaient dans le port. Il n’avait pour toute artillerie qu’une misérable pièce de fer, pour voiles que deux vieilles nattes, et pour ancres que deux pièces de bois. Le pilote avait la réputation de faire ordinairement naufrage, et les mariniers étaient si peu entendus, qu’ils ne savaient ni manier le gouvernail ni abattre une voile, etc.. » Voilà le disciple de Loyola; il se met en route par tous les temps, il ne choisit guère le bateau ni le pilote, et comme il s’expose sans cesse au naufrage, il n’est pas surprenant qu’il lui arrive parfois de se briser contre l’écueil.

De 1615 à 1783, les jésuites ont eu des missionnaires en Cochinchine, et de 1626 à 1788 au Tonkin; mais dès 1659, ces deux états, classés dans la géo-