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tout s’explique, et le silence est chose naturelle. Je n’ai rien dit en effet là-contre, et n’ai pas attaqué le métier. Je suppose qu’on reproche à un marchand la mauvaise qualité de sa marchandise, tandis que cette mauvaise qualité n’a pas exercé la moindre influence sur le chiffre de ses revenus. Il vous répondra infailliblement : « Votre accusation m’est parfaitement indifférente, car la qualité de ma marchandise n’est pas ce qui m’occupe; je suis marchand : ma grande affaire, c’est le revenu que j’en puis tirer; tout le reste n’est rien. Vous me démontreriez que le café que je vends est avarié, gâté, que ce n’est plus du café : si j’ai l’assurance que cela n’empêchera pas qu’il ne soit vendu à son bon prix, vous me verrez tout aussi peu ému, car je ne m’intéresse pas le moins du monde à cette denrée que vous appelez le café, mais seulement au profit qui m’en reviendra. » — Et cet homme a bien raison en tant que marchand, — et le clergé aussi a raison de garder le silence, non pas en tant que clergé, mais en tant qu’association mercantile, ce qu’il est véritablement. — On a dit que la classe la plus honorable de la société était celle des marchands, parce que ceux-là professent franchement que le gain est leur suprême intérêt. À ce compte, plus honorables encore sont les usuriers, qui disent sans détour : « Ici l’on vole. » Les marchands ne viennent, à mon sens, qu’après les usuriers, et je placerais ensuite les prétendus « témoins de la vérité... »

« A voir le christianisme qu’ils nous ont fait, continue Kierkegaard, qui donc reconnaîtrait tout ce dont le Christ est venu parler aux hommes, et la croix, et l’angoisse, et le châtiment, et la macération, et la pénitence, et le sacrifice? Non, non, dans le protestantisme, et surtout dans celui de ce pays-ci, la foi prend la musique sur un tout autre ton, sur celui du plaisir et du bien-être, sur l’harmonie d’une sécurité profonde, grâce à l’ingénieux calcul que, pour ce qui est de l’éternité, tout est arrangé et liquidé d’avance, une fois certaines précautions prises, de sorte qu’on puisse après cela jouir tranquillement ici-bas, jouir de cette vie mieux que n’ont jamais fait Juifs ni païens. — Il n’y a plus de christianisme. Si l’homme s’était levé contre Dieu et qu’il eût dans sa révolte renié toute religion, cela n’eût pas été à beaucoup près aussi dangereux que cette dérisoire libéralité qui, au mépris du respect dû à la vérité et à Dieu lui-même, distribue à tout venant, prodigue et prostitue le nom de chrétien, et adresse après cela au ciel d’insultantes actions de grâce pour sa prétendue récolte d’âmes ! »


Nous ne tenterons pas de dégager des écrits de Kierkegaard un résumé de son système. La définition des régions limitrophes entre les différentes sphères dans lesquelles se meut, suivant lui, l’existence humaine n’est point si claire, il faut l’avouer, qu’on puisse aisément s’aventurer à en donner une explication sommaire. Qu’il suffise de dire qu’au nom de ce qu’il appelle le vrai christianisme et pour effacer les impiétés du christianisme officiel, Kierkegaard invoque en premier lieu la séparation de l’église et de l’état, et sur ce point il a raison sans doute : c’est là un principe si intimement uni aux préceptes du bon sens et de l’esprit moderne qu’il fera le tour du monde; — souhaitons d’abord qu’il fasse le tour de l’Europe,