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chaient presque à terre. En somme, dans tous mes voyages, je n’avais jamais vu d’animal si repoussant, ou contre qui j’aie conçu naturellement une si forte antipathie. »


Selon Swift, tels sont nos frères. Il trouve en eux tous nos instincts. Ils se haïssent les uns les autres, et se déchirent de leurs griffes avec des contorsions et des hurlemens hideux; voilà la source de nos querelles. S’ils rencontrent une vache morte, quoiqu’ils ne soient que cinq, et qu’il y en ait pour cinquante, ils s’étranglent ou s’ensanglantent; voilà l’image de notre avidité et de nos guerres. Ils déterrent des pierres brillantes qu’ils cachent dans leurs chenils, qu’ils couvent des yeux, dépérissant et hurlant, si on les leur ôte; voilà l’origine de notre amour de l’or. Ils dévorent tout indistinctement, herbes, baies, racines, chair pourrie, et de préférence celle qu’ils ont volée, s’en gorgeant jusqu’à vomir ou crever; voilà le portrait de notre gloutonnerie et de notre improbité. Ils ont une sorte de racine juteuse et malsaine dont ils s’abreuvent jusqu’à hurler et grincer des dents, s’embrassant ou s’égratignant, puis roulant pêle-mêle avec des hoquets, vautrés dans la boue; voilà le tableau de notre ivrognerie. Ils ont un chef par troupeau, le plus méchant et le plus difforme de tous, servi par un favori « dont l’emploi est de lécher ses pieds,... ou de mener les yahous femelles à son chenil, ayant de temps en temps pour récompense un morceau de chair d’âne, à la fin chassé quand le maître trouve une brute pire, si exécré qu’à ce moment son successeur et toute la bande viennent en corps décharger sur lui leurs excrémens de la tête aux pieds; » voilà l’abrégé de notre gouvernement. Encore donne-t-il la préférence aux yahous sur les hommes, disant que notre misérable raison a empiré et multiplié ces vices, et concluant avec le roi de Brodingnag que notre espèce a est la plus pernicieuse race d’odieuse petite vermine que la nature ait jamais laissé ramper sur la surface de la terre. »

Cinq ans après ce traité de l’homme, il écrivait en faveur de la malheureuse Irlande un pamphlet qui est comme le suprême effort de son désespoir et de son génie[1]. Je le traduis presque tout entier; il le mérite. En aucune littérature je ne connais rien de pareil.


« C’est un triste spectacle pour ceux qui se promènent dans cette grande ville ou voyagent dans la campagne que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes couvertes de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six

  1. « Proposition modeste pour empêcher que les enfans des pauvres en Irlande ne soient une charge à leurs parens ou à leur pays, et pour les rendre utiles au public. » 1729. — Swift devint fou quelques années après.