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traités qui vont changer la face du monde ; puis, se tournant contre les savans et les critiques éplucheurs de textes, il leur prouve à leur façon que les anciens ont parlé d’eux. Peut-on voir une plus cruelle parodie des interprétations forcées? « Les anciens, dit-il, ont désigné les critiques à la vérité en termes figurés et avec toute sorte de précautions craintives; mais ces symboles sont si transparens, qu’il est difficile de concevoir comment un lecteur de goût et de perspicacité moderne a pu les méconnaître. Ainsi Pausanias dit qu’il y eut une race d’hommes qui se plaisait à grignotter les superfluités et les excroissances des livres; ce que les savans ayant enfin observé, ils prirent d’eux-mêmes le soin de retrancher de leurs œuvres les branches mortes ou superflues. Seulement Pausanias cache adroitement son idée sous l’allégorie suivante : que les Naupliens à Argos apprirent l’art d’émonder leurs vignes, en remarquant que lorsqu’un âne en avait brouté quelqu’une, elle profitait mieux et portait du plus beau fruit. Hérodote, précisément avec les mêmes hiéroglyphes, parle bien plus clairement et presque in terminis; il a eu l’audace de taxer les vrais critiques d’ignorance et de malice, et de le dire ouvertement, car on ne peut trouver d’autre sens à sa phrase : que dans la partie occidentale de la Libye, il y a des ânes avec des cornes.» Les sanglans sarcasmes arrivent alors par multitude. Swift a le génie de l’insulte; il est inventeur dans l’ironie, comme Shakspeare dans la poésie, et, ce qui est le propre de l’extrême force, il va jusqu’à l’extrémité de sa pensée et de son art. Il flagelle la raison après la science, et ne laisse rien subsister de tout l’esprit humain. Avec une gravité médicale, il établit que de tout le corps s’exhalent des vapeurs, lesquelles, arrivant au cerveau, le laissent sain si elles sont peu abondantes, mais l’exaltent si elles regorgent; que dans le premier cas elles font des particuliers paisibles, et dans le second de grands politiques, des fondateurs de religions et de profonds philosophes, c’est-à-dire des fous, en sorte que la folie est la source de tout le génie humain et de toutes les institutions de l’univers. C’est pourquoi on a grand tort de tenir enfermés les gentlemen de Bedlam, et une commission chargée de les trier trouverait dans cette académie beaucoup de talens enfouis capables de remplir les plus grands postes dans l’armée, dans l’état et dans l’église. «Y a-t-il un étudiant qui mette sa paille en pièces, qui jure, blasphème, écume, morde ses barreaux et vide son pot de chambre sur le visage des spectateurs? Que les sages et dignes commissaires inspecteurs lui donnent un régiment de dragons et l’envoient en Flandre avec les autres. — En voici un second qui prend gravement les dimensions de son chenil, homme avisions prophétiques et à vue intérieure, qui marche solennellement tou-